« L’orchestre en pleine création » par Le Journal du Dimanche

« Ton orchestre est merveilleux. J’ai envie de jouer avec vous ! » déclarait Stéphane Grappelli à Claude Bolling à l’issue d’un concert de son big band à Paris, au Théâtre de la Ville, un soir de Décembre 1990. Claude n’en croyait pas ses oreilles, lui qui pensait que Stéphane n’aimait jouer qu’en trio ou en quartet, lui qui rêvait, depuis longtemps, d’accompagner avec son grand orchestre ce magicien de l’archet, objet depuis longtemps de son admiration. Un an plus tard, Stéphane, Claude et ses dix-huit musiciens pénétraient dans le studio de Boulogne Billancourt pour graver l’album tant désiré. L’ambiance conviviale et détendue de cet enregistrement, ressemblant davantage à une répétition qu’à un concert, nous est restituée dans le film de Robert Chalut intitulé « First Class », un document disponible aujourd’hui en DVD paru aux éditions Frémeaux. Jamais la puissante usine à swing de la formation Bolling, que le public réunionnais a pu applaudir en juin 2001, n’avait été aussi présente ; Jamais le jazz n’avait tant mérité son appellation de musique vivante. La caméra nous plonge au cœur de l’orchestre en pleine création, parmi les cuivres et les anches. Grâce à elle nous suivons les doigts agiles d’un Claude Bolling rayonnant, caressant, avec volupté, les quatre vingt huit touches de son clavier, ou les frappant sèchement à l’instar d’Earl Hines, l’un de ses maîtres. Assis près de lui, à sa gauche, Stéphane Grapelli, les yeux fermés, avec son sourire de Séraphin, improvise magistralement sur « Minor Swing », un thème qu’il connaît sur le bout des doigts pour l’avoir interprété des milliers de fois depuis 1937 aux côtés de Django, tout comme « Just One Of Those things ». En toute modestie, ce génie des cordes révèle « J’ai joué ce morceau devant Cole Porter son compositeur !». Bolling et Grappelli se vouent une admiration et une estime réciproque. Entre deux interprétations, ils se congratulent tels deux joyeux complices. « Il suffit que tu joues quelques notes pour nous faire rêver » lui lance Claude. Ton orchestre me donne de la force, je n’ai plus le trac » lui répond Stéphane, radieux. Alors que l’orchestre attaque « Blue Skies », cet immortel standard des années trente signé Irving Berlin, Stéphane cogne, malencontreusement, le micro d’un coup d’archer. Immédiatement il fait signe aux musiciens d’arrêter. Tout l’orchestre obéit. L’exécution reprend quelques instants plus tard dans la bonne humeur ! A la fin du morceau, Stéphane et Claude tombent dans les bras l’un de l’autre. « Ton orchestre c’est vraiment la First Class s’écrie le talentueux violoniste, hilare. Six ans plus tard, le plus prestigieux des ambassadeurs du jazz français de tous les temps s’éteignait à l’âge de quatre vingt neuf ans. Il aurait eu cent ans cette année…
LE JOURNAL DU DIMANCHE