[…] Dans l’Esprit de l’Athéisme où il expose ce qu’il entend par la « spiritualité sans Dieu », le philosophe André Comte-Sponville commence par livrer au lecteur une expérience mystique de fusion dans la nature qu’il a faite trente ans plus tôt et qui s’est durablement imprimée en lui : « Plus de mots, plus de manque, plus d’attente : pure présent de la présence… plus d’ego, plus de séparation, plus de représentation : rien que la présentation silencieuse du tout. Plus de jugements de valeur : rien que le réel. Pas de foi. Pas d’espérance. Pas de promesse. Il n’y avait que la beauté du tout… La mort ? Ce n’était rien. La vie ? Ce n’était rien. La vie ? Ce n’était que cette palpitation en moi de l’être . » Et Comte-sponville de citer l’éthique de Spinoza : « Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels. » Dans le même sens, le philosophe et bouddhiste Patrice Midal, auteur de Quel bouddhisme pour l’Occident ? (Seuil, 2006) souligne que les succès du bouddhisme (600 000 adeptes en France) tient au fait qu’il ne repose pas prioritairement sur un acte de foi ou sur une croyance comme les anciennes religions, même s’il y a quelques groupes sectaires. C’est « une pratique simple et directe permettant de regarder ce que nous sommes, d’entrer dans le corps de notre expérience, de dissiper son opacité. La méditation bouddhiste met à l’épreuve notre expérience, dans la difficulté considérable que nous avons à être en rapport avec elle ». Sortir de soi pour se mettre en rapport avec quelques chose qui nous dépasse et qui fait en même temps notre humanité ! Voilà, sous une modalité pratique, le véritable sens des quêtes spirituelles. « Nous sommes, précise André Comte-Sponville, des êtres finis ouverts sur l’infini, des êtres éphémères ouvert sur l’éternité, des êtres relatifs ouverts sur l’absolu. La spiritualité consiste à expérimenter cette ouverture ». Pour ce faire, on ne doit pas nécessairement cesser toute activité et s’adonner à la méditation. La musique ou le sport sont des lieux où s’expérimente, parfois de manière intense, une forme de dépassement de soi. Par ailleurs, de nombreuses personnes se sacrifient encore, malgré l’hédonisme et l’individualisme dominants, pour des causes ou des valeurs qui les dépassent. Dans l’Homme-Dieu, le philosophe Luc Ferry voit dans cette disponibilité maintenue pour le sacrifice le signe du religieux qui persiste à près la religion. Qu’il s’agisse de l’amour, de la vérité ou de l’expérience morale, nous faisons là l’expérience de quelque chose qui nous excède et pour lesquels nous sommes même prêts à mettre en jeu notre existence. André Comte-Sponville et Luc Ferry n’hésitent pas à proposer différentes sagesses philosophiques, l’un à partir d’un matérialisme spinoziste, l’autre à partir de Kant et de la notion de « transcendance dans l’immanence ». D’autres philosophes contemporains se contentent de sonder d’un point de vue analytique cette mystérieuse ouverture sur l’Altérité et l’Invisible qui se maintient par delà la sortie de la religion. Pour Dany Robert-Dufour, cela tient à une disposition anthropologique : l’homme est cet animal prématuré qui supplée son absence de nature en s’accomplissant dans la surnature, dans l’Autre. Pour Claude Lefort, c’est à travers cette ouverture que nous faisons l’expérience de notre humanité. « Ce que la pensée philosophique veut préserver, soutient-il, c’est l’expérience d’une différence qui n’estt pas à la disposition des hommes, qui n’advient pas dans l’histoire des hommes et ne saurait s’y abolir, qui les met en rapport avec leur humanité, de telle sorte que celle-ci ne saurait se rabattre sur elle-même, poser sa limite, absorber en elle son origine et sa fin. Que la société humaine n’ait une ouverture sur elle-même que prise dans une ouverture qu’elle ne fait pas, cela justement, toute religion le dit, chacune à sa manière de même que la philosophie et avant elle, quoique dans un langage que celle-ci ne peut faire sien. » PHILOSOPHIE MAGAZINE