« Si le besoin de croire et le désir de croire et le désir de savoir sont inhérents à l’être parlant, puis-je les vivre sans brûler mes affects en illusions, sans enfermer ma raison en calculs ? Tu peux penser, « je crois », « je sais » et je « doute » : tel est le legs de la sécularisation. A condition de lui restituer ces temps forts que sont les révolutions voluptueuses des Lumières, dont les logiques inconscientes ont été révélées par un docteur juif de Vienne, à la veille de la Shoah. « Cessons de « nous faire dévots » de la religion et du savoir par peur de n’être rien » (Voltaire). La civilisation grecque-juive-chétienne est la seule qui, de rupture en rupture, perdure tout en « rompant le fil de la tradition » (selon le mot de Tocqueville et de Hannah Arendt). Nous savons aujourd’hui que ce « fil rompu » déclenche d’extravagantes libertés dont la plus précieuse, la liberté de pensée, est un risque majeur si nous sondons par les bénéfices du « fil ». « Dieu n’est pas nécessaire, en effet, mais le besoin de croire – filet porteur tout autant que nœud d’étranglement – se révèle à mon écoute comme une nécessité anthropologique, pré-religieuse et pré-politique. Le divan m’apprend que l’ « attente croyante » du père, de la mère, de l’enfant préconditionne l’accès au langage, à la pensée. Je découvre que l’illusion de la vie éternelle peut atténuer l’angoisse de mort et que le mythe marial panse les plaies de la jungle sexuelle; je constate, toujours sur le divan, que la fable de la conception virginale dénie les fantasmes de scène primitive mais, en faisant de l’insupportable une énigme, elle le prépare à devenir analysable. L’histoire présente et passée m’apprend, de son côté, que la promesse d’amour absolu prodiguée par un Dieu père idéal apaise les rivalités sadomasochiques des frères… quand elle ne les aiguise pas à mort. Et je m’interroge. « Parce que la sécularisation, et elle seule a su « couper le fil de la tradition », nous pouvons enfin penser toutes les traditions. Sans œcuménisme, en les mettant en résonance et en perspective. C’est notre avantage, et une exorbitante ambition. « Une modernité se cherche aujourd’hui, la modernité de l’athéisme analytique qui, d’inspiration freudienne, peut ouvrir à l’expérience de la pensée toutes les traditions religieuses du monde globalisé. « Là où c’était », je peux advenir. Vous dites : « spiritualités » ? Je réponds : « Je me voyage ». In via, in patria (« Il n’y a pas d’autre patrie que le voyage », Saint Augustin).» Julia KRISTEVA – PHILOSOPHIE MAGAZINE