"J’ai rencontré Gilbert Bécaud quelques jours après ma séparation de Pierre Roche qui formait avec moi le duo « Roche et Aznavour ». Pierre fut le premier des trois plus importants compositeurs de ma carrière d’auteur. Gilbert fut le deuxième. Je rentrais du Québec après y avoir travaillé près de trois ans. Ma première visite matinale fut pour Edith Piaf tout en sachant parfaitement qu’elle ne serait pas encore debout à 10 heures du matin. Dans le salon je vis un jeune homme impatient qui m’avait précédé. Il allait nerveusement de long en large en se rongeant les ongles. Nous nous sommes présentés et il a dit d’une seule haleine qu’il avait composé la musique d’une chanson sur un texte de Jacques Pills, qu’il était aussi son pianiste et qu’il l’attendait pour répéter son nouveau tour de chant mais qu’il voulait surtout écrire des musiques de film ! Un long silence s’est installé et il a recommencé à se ronger les ongles tandis que moi j’étais saisi par mon tic qui consiste aujourd’hui encore à cligner des yeux. Nous n’avions plus rien à dire alors Gilbert s’est assis devant le piano et a plaqué quelques accords. Peu à peu une mélodie rythmée s’est envolée du corps de l’instrument. Je trouvais ça bien. Je lui ai demandé ce que c’était - « C’est rien, c’est juste ce qui me vient sous les doigts ». Un papier qui traîne, un stylo qui sort de ma poche et j’écris deux ou trois lignes collant parfaitement à la mélodie.
« Ca vous ennuie si j’écris un texte sur cette musique ? ». A ces mots, il semble s’éveiller brusquement ! Ecrire c’est – tout comme moi – son obsession. Il me répond : « Non, non pas du tout… au contraire ». Alors je continue d’écrire: "La pluie ne cesse de tomber / Viens plus près ma mie / Si l’orage te fait trembler / Viens plus près ma mie". Là, ça commence à bouger, Gilbert ne s’ennuie plus, n’est plus somnolent, ne se ronge plus les ongles… Gilbert s’enflamme et jette des : « Ouais, ouais, continue…. » Alors j’ai continué : "Le vent qui pousse du ciel lourd / Les nuages gris / Ne peut rien contre notre amour / Et toute la nuit..." - « Ouais, ouais, encore ! » Puis il prend ma feuille et commence à chanter "Viens plus près plus près de mon cœur / Là, tout contre moi / Et si l’orage te fait peur / Dors entre mes bras…" Et il m’encourageait de ses « Ouais, ouais ! » qu’il n’a jamais cessé de dire avec tous ses auteurs durant toute sa vie de créateur ! Et Gilbert chante, et Gilbert est heureux… ! Nous venons d’écrire notre première chanson en collaboration, et nous n’en resterons pas là ! Moi qui m’inquiétais de ne plus avoir de compositeur pour mes futures chansons, j’étais tombé sur une bête de travail et de talent, toujours prêt et même jusqu’au petit matin à se passionner sur un texte et à composer avec une facilité déconcertante. Je lui disais : « attends un moment, on n’écrit pas un texte aussi vite qu’une musique te vient sous les doigts ! ».
Il riait de son rire particulier, nerveux, mais sympa, il pressait le pas, il lui fallait aller de l’avant, il n’y avait pas une seconde à perdre. Il me disait : « Fais vite ! Ils vont se réveiller ! ». Ça n’était pourtant pas une question de vie ou de mort… Quand Edith et Jacques sont venus nous rejoindre dans le salon, nous leur avons interprété notre petite œuvrette en duo. Edith a dit d’un ton sans réplique : « C’est très bien, c’est une chanson pour un jeune. » Tout heureux, ensemble, nous avons dit « Oui ! ». La douche s’est abattue sur nous après ce oui car Edith a précisé qu’elle sera parfaite pour Jacques… ! Mais c’est tout de même Gilbert et moi qui en avons fait un succès.Nous avons fait par la suite une quinzaine de chansons ensemble. C’était un remarquable compositeur. J’ai toujours eu beaucoup d’amitié pour Gilbert et je crois que c’était réciproque."
par Charles AZNAVOUR © Frémeaux & Associés
« Ca vous ennuie si j’écris un texte sur cette musique ? ». A ces mots, il semble s’éveiller brusquement ! Ecrire c’est – tout comme moi – son obsession. Il me répond : « Non, non pas du tout… au contraire ». Alors je continue d’écrire: "La pluie ne cesse de tomber / Viens plus près ma mie / Si l’orage te fait trembler / Viens plus près ma mie". Là, ça commence à bouger, Gilbert ne s’ennuie plus, n’est plus somnolent, ne se ronge plus les ongles… Gilbert s’enflamme et jette des : « Ouais, ouais, continue…. » Alors j’ai continué : "Le vent qui pousse du ciel lourd / Les nuages gris / Ne peut rien contre notre amour / Et toute la nuit..." - « Ouais, ouais, encore ! » Puis il prend ma feuille et commence à chanter "Viens plus près plus près de mon cœur / Là, tout contre moi / Et si l’orage te fait peur / Dors entre mes bras…" Et il m’encourageait de ses « Ouais, ouais ! » qu’il n’a jamais cessé de dire avec tous ses auteurs durant toute sa vie de créateur ! Et Gilbert chante, et Gilbert est heureux… ! Nous venons d’écrire notre première chanson en collaboration, et nous n’en resterons pas là ! Moi qui m’inquiétais de ne plus avoir de compositeur pour mes futures chansons, j’étais tombé sur une bête de travail et de talent, toujours prêt et même jusqu’au petit matin à se passionner sur un texte et à composer avec une facilité déconcertante. Je lui disais : « attends un moment, on n’écrit pas un texte aussi vite qu’une musique te vient sous les doigts ! ».
Il riait de son rire particulier, nerveux, mais sympa, il pressait le pas, il lui fallait aller de l’avant, il n’y avait pas une seconde à perdre. Il me disait : « Fais vite ! Ils vont se réveiller ! ». Ça n’était pourtant pas une question de vie ou de mort… Quand Edith et Jacques sont venus nous rejoindre dans le salon, nous leur avons interprété notre petite œuvrette en duo. Edith a dit d’un ton sans réplique : « C’est très bien, c’est une chanson pour un jeune. » Tout heureux, ensemble, nous avons dit « Oui ! ». La douche s’est abattue sur nous après ce oui car Edith a précisé qu’elle sera parfaite pour Jacques… ! Mais c’est tout de même Gilbert et moi qui en avons fait un succès.Nous avons fait par la suite une quinzaine de chansons ensemble. C’était un remarquable compositeur. J’ai toujours eu beaucoup d’amitié pour Gilbert et je crois que c’était réciproque."
par Charles AZNAVOUR © Frémeaux & Associés