MODERN JAZZ QUARTET

Le MJQ : UN JEU DE DUPES


  Chacun l’aura remarqué, le délicieux petit monde de John Aaron Lewis tourne autour du blues comme notre planète tourne autour du soleil.
  Non sans une certaine complaisance quelquefois, le blues assume le statut d’art premier. Dans la réalité de la musique noire nord-américaine, apparu d’abord et revenant en force chaque fois que se fait sentir le besoin ou l’envie d’un ressourcement, il marque une indiscutable origine, en partie africaine. Dans son imaginaire, et plus encore peut-être dans le nôtre, il revendique une certaine primitivité alliant violence candide et candeur procréatrice. Tout paraissait clair quand, le petit doigt en l’air mais d’une main qui ne tremblait pas, le directeur musical du (des) Modern Jazz Quartet(s) a brouillé les cartes.  
L’avenir du blues, il est allé le chercher du côté de musiques plus anciennes que celui-ci, et qui s’étaient épanouies sur un troisième continent : l’Europe. À sa sauvagerie, il a offert un débouché paradoxal : le raffinement. On accusa souvent cet homme de se montrer trop sage ; en vérité peu d’entreprises esthétiques auront été aussi extravagantes que la sienne. Quant à l’obsession de respectabilité qu’on lui prête volontiers, et que lui-même assumait semble-t-il avec bonne conscience, elle dissimule fort mal un irrespect acharné de l’ordre établi. Le fou de Chesterton, qui “a tout perdu sauf la raison”, c’est lui en plein. Un fou pointilleux, débloquant avec un sens immodéré de la mesure. Il perd les pédales en célébrant le code de la route. Il affuble d’une queue-de-pie et de souliers vernis le démon de la provocation. Il rédige sa Saison en enfer à la plume d’oie sur du papier d’écolier, sans une rature, sans une faute d’orthographe. Faute de quoi il n’aurait été qu’un tripatouilleur au petit pied, margoulin du pittoresque, artisan laborieux d’“aboli(s) bibelot(s) d’inanité sonore”, tôt balayé par “l’irascible vent des mots qu’il n’a pas dits”. Ses excès de modération, étrangement, l’ont fait échapper au dérisoire. Son irréalisme l’a sauvé du divertissement.  

  Ayant été à diverses reprises, entre 1947 et 1954, l’un des interlocuteurs les plus vigilants de Charlie Parker (il joue un rôle crucial, en particulier, dans le Parker’s Mood original du 18 septembre 19481), Lewis, pour donner contre toute évidence un air de naturel à sa démarche, argumente que le Bird (“la linéarité de sa musique”, dit-il précisément) exploitait lui aussi, à sa façon et qu’il en eût ou non conscience, l’héritage des Baroques du Vieux monde. Un temps pianiste et arrangeur dans la grande formation de Dizzy Gillespie, mais pour toujours fervent admirateur des big bands de l’âge d’or, il ajoute que, bien avant cela, le procédé, initié par Fletcher Henderson et Don Redman, du dialogue entre les différentes sections instrumentales relevait déjà de la même tradition. Moyennant quoi, s’étant absous de toute déviance et placé sous l’autorité de prédécesseurs au-dessus de tout soupçon, il se lance dans une sorte de fugue en avant, éperdue quoique remarquablement bien tempérée.  
Sans vergogne, il se livre à tout un trafic, inouï dans le jazz, de références et de révérences, de fulgurances et de minauderies, d’hallucinations et d’images de cartes postales, de clichés désarmants et d’inventions pataphysiques. En Italie et en France, piazza Navona ou place de la Concorde, à Venise comme au Cannet, à Cagnes, à Versailles, à Milan, à Trieste ou à Dubrovnik, dans des décors de ville d’eaux ou dans des jardins anglais, il pratique un tourisme de comte russe et de vieille demoiselle. Il installe la Renaissance au coin de la rue, entre le bureau du shérif et l’agence de l’American Express (le traîneau du père Noël passe au loin). Il dort à la belle étoile avec un billet de logement. Trace avec minutie le planisphère d’une géographie impossible. Célèbre des noces si peu incestueuses qu’on dirait des premières communions. John convoque à la Bergerie de Marie-Antoinette, Pierrot, Colombine, Arlequin, Polichinelle, Charles Delaunay, un visiteur de Mars et un autre de Venus. Il danse le menuet au milieu d’un bric-à-brac de verre filé, qui frémit et tintinnabule. Le voilà qui déballe au pied de monuments grandioses son bataclan de grelots, sonnailles, godrons et dentelles, loups de carnaval et postiches. Manipulateur d’un théâtre d’ombres, un beau jour il fait de Django Reinhardt, qui ne lui demandait rien, l’un des cadavres les plus exquis et les plus solennels du siècle passé.      
Alors on peut bien répandre sur sa tête, comme on ne s’en est pas privé, les reproches les plus galants ou les compliments les plus assassins, on n’empêchera pas le personnage, ogre anorexique, de croquer ses miniatures à belles dents. “Académique” ? Quelle blague ! Il ne l’est guère moins que Fellini soulevant une mer de plastique pour sacs-poubelles dans son Casanova. “Affecté” ? Mais certainement ! Comme tous les créateurs partis traquer leur vérité au-delà de leur propre nature. “Affété” ? Oh ! pour ça oui ! Tellement, même, que c’en devient une forme de débauche : la retenue comme passion et le scandale comme courtoisie. Des grâces et des manières, voire de franches simagrées quelquefois, transfigurées en insignes de mutinerie. L’insoumis, le forcené, a retranché son art rebelle à toute récupération derrière la barricade d’une énorme et, pour tout dire, monstrueuse civilité. Sa “bluesologie” si personnelle — si peu conciliante, si mal réconciliée avec son époque — est d’abord une tératologie.  

  Répétons-le : c’est du blues que tout est parti, et c’est au blues que tout ramène, au terme d’une trajectoire pour de bon fantastique. Sous les oripeaux d’un occidentalisme appuyé, presque trop gros pour être vrai, une négrerie obstinée et somptueuse passe en contrebande la frontière des cultures et s’installe comme chez elle là où nul ne l’attendait. Travesti par la délicatesse, par la distinction, par un air de sérieux et d’honorabilité, le noyau dur du jazz, son irréductible spécificité, se glisse incognito dans le magasin de porcelaines et, une fois dans la place, lève le masque. Il apparaît soudain que, entre l’Afrique et l’Europe (mais aussi, de façon toutefois moins flagrante, entre l’Amérique concrète et ses ailleurs fantasmatiques), le quartette fomente une dérive des continents qui, pour finir, produit tout le contraire de ce qu’elle paraissait viser. Nous sommes entrés à notre insu dans un jeu de dupes. Nous nous sommes prêtés à un “jeu de princes”, comme on disait jadis, bafoués et moqués, victimes d’une prodigieuse arnaque complotée par un illusionniste d’exception et qu’ont mise en œuvre des compères surdoués. Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, dans une des plus belles pages du Dictionnaire du Jazz publié chez Robert Laffont, ont mangé le morceau, révélant que les “joliesses baroques” de Lewis n’étaient que le décor d’une comédie qu’il nous donne et que ce décor, au surplus, était “en trompe-l’œil”. Tandis qu’on agite sous notre nez cette représentation fallacieuse, si rassurante, le blues s’apprête à nous dévorer corps et âme. Les lumières de la rampe font place aux feux de brousse, aux brasiers des cérémonies secrètes : l’auditeur éberlué découvre que la ménagerie de cristal était une fauverie clandestine et, l’atelier de l’orfèvre, une forge grondante. Ce qui se manigançait dans l’ombre et le murmure, c’était le triomphe d’une force bien peu différente au fond, en 1952, de celle qu’au même instant Horace Silver et Art Blakey, brandissant le tonnerre et la foudre, chevauchant un dragon, déchaînaient avec ostentation.  
  En cette équivalence souterraine réside la clé d’une énigme qui occupa longtemps la critique : pourquoi Milt Jackson, qui se revendiquait lui-même apôtre du funk, ne songeant qu’à dégorger “le soul à foison”, n’avait-il pas, à l’instar de Kenny Clarke en 1954, quitté le navire sur un esclandre ? C’est que le M.J.Q., le Modern Jazz Quartet, ne devait jamais oublier, en dépit des apparences, qu’il avait d’abord été, dès 1951, le M.J.Q., le Milt Jackson Quartet.  
  Champion du lyrisme le plus exigeant, parangon de toutes les subtilités, le vibraphoniste se rêvait crooner (hélas, il ne s’est pas toujours contenté de rêver) et, à la stupéfaction générale, réclamait d’être une brute épaisse. Comment, s’interrogeaient de bonnes âmes, aurait-il pu s’épanouir dans le cadre d’une formation réputée gourmée, pour ne pas dire guindée ? De son propre aveu, d’ailleurs il s’y épanouissait assez peu ; on doit comprendre néanmoins qu’il était payé de sa frustration par l’invincible certitude que la formation, pour sa part, s’épanouissait grâce à lui, alors que la beauté, la ferveur, le swing coulaient de ses mains comme d’une source inépuisable. John, avec ses petites notes grappillées du bout des doigts, sa stratégie de la rareté, tenait l’emploi de l’avare, composé de toutes pièces, tandis que Milt incarnait le prodigue, et cela en jouant simplement son propre rôle. Le premier faisait mine d’avoir escamoté ce que le second s’apprêtait à nous fourrer sous le nez sans ménagement.
Ainsi, au sein du quartette, le vibraphoniste rongeait-il son frein. Il attendait son heure. Tôt ou tard dans la soirée, elle finissait toujours par sonner. Il jaillissait alors de sa contention tel un diable d’une boîte. L’horizon tout à coup s’écartait devant lui. D’une goulée, il aspirait toute la brume et, d’un regard, accrochait des guirlandes aux branches. Il déboulait, irrépressible, dans un univers en pleine expansion. Plein de voracité et de jactance, cet éternel nostalgique du débraillé, aristocrate malgré lui, affichait sans la moindre préméditation, peut-être sans le savoir, un maintien de danseur étoile, des élégances hors du commun, une sidérante distinction naturelle, une dégaine des plus harmonieuses (fondée au reste, soit dit en passant, sur un sens inné des progressions harmoniques). Capable dans ses irruptions, dans ses éruptions, de nuances infinies, il figurait un exubérant félin aux griffes étrangement manucurées, à la férocité toujours sublime. Et même lorsqu’il lui fallait se réprimer, il présentait, de sa fonction, cette image troublante : au fond d’un vin tranquille, l’effervescence en gestation. Nombre de ses improvisations, après une telle abstinence, s’ouvraient sur une splendeur fulgurante qui donnait l’impression d’avoir longtemps piaffé en coulisse en tirant sur sa bride. La musique du groupe, en tout cas, doit à son impatience, voire à son agacement, à sa possible exaspération, la tension permanente sans laquelle il n’est pas exclu qu’elle se fût dissipée dans l’atmosphère. Avec un interlocuteur moins proche de la terre, Lewis aurait pu rester l’otage d’une apesanteur devenue trop familière : “Bags” entrait dans la danse, vidait ses poches et jetait dans la balance le poids des choses — la force du festin alliée à l’attraction du concret.
  Mobilisant des moyens diamétralement opposés, l’un et l’autre ont su installer ce qui confère au MJQ une grande part de l’emprise qu’il a sur nous : cette précieuse menace, planant dans l’air quand tout semble si calme, et qui engendre, avec l’expectative, un suspense permanent. À ce dernier, les silences de John Aaron ouvrent subrepticement la porte ; après quoi les fusées, girandoles, chandelles romaines, roues et soleils de Milton lui livrent les clés de la place, à peine venaient-elles d’apaiser l’angoisse diffuse dont nous ressentions les premiers effets. Dans tout le jazz, rarement on aura joué avec nos nerfs d’une façon si opiniâtre, si implacable — et si racée. Pas plus que le dentellier, le pyrotechnicien n’aspirait à la sérénité qu’on a voulu, bien à la légère et sur des indices plus que trompeurs, porter au crédit de celui-ci et de celui-là. Tous deux ne furent disposés qu’à se et à nous faire violence, d’une façon ou d’une autre, afin de préserver le sombre privilège qui leur était échu : entretenir contre vents et marées, envenimer encore et encore “le mélancolique tourment du blues”, pour citer Carles et Comolli une fois de plus.  

  Maintenant, il faudrait une autre étude pour apprécier la contribution de Percy Heath et Connie Kay. Elle fut cruciale, c’est le moins qu’on puisse avancer. Grâce à — et par la grâce de — ce tandem proche de l’infaillibilité, on ne repère, à partir de 1955, aucune solution de continuité ni entre le discours minimaliste de Lewis et la haute éloquence de Jackson, ni entre les formes européennes que le groupe exhibe et l’inspiration afro-américaine qu’il exalte.  
  Successeur et, dans une large mesure, disciple de Ray Brown, le contrebassiste s’illustre comme un modèle de flexibilité, opérant aux moments les plus opportuns, avec une précision millimétrique, les glissements les plus décisifs. Il est l’aiguilleur, l’éclusier, le truchement, le passeur. Il délimite le cadre unique (unificateur) dans lequel s’inscrivent les monologues si disparates des deux solistes ; il préside aussi à leurs échanges, dont il règle le cours, et scelle, pour finir, leur insolite complicité. Kenny Clarke s’était offusqué de ce que Lewis laissât inemployé ce que lui-même estimait être la meilleure part de son génie, sa puissance créatrice, et qu’un Dizzy Gillespie, un Tadd Dameron, un Miles Davis, entre autres, avaient été si heureux d’exploiter. Pareille querelle ne risquait pas de survenir avec Conrad Henry Kirnon, dit Connie Kay. Dès le premier jour, et jusqu’au dernier, il se résigna, ou plutôt s’évertua, à servir les intentions du directeur musical, qui lui-même devait avouer qu’avant la dissolution du quartette en 1974 il n’avait pas pleinement pris la mesure de ce qu’apportait à l’ensemble la contribution d’un batteur à ce point docile et, en apparence, aussi effacé. Combien de fois l’a-t-on entendu dans la bouche des amateurs, incrédules face à une “passivité” (croyaient-ils) contraire aux usages de la corporation ? Kay ne prend jamais la moindre initiative, Kay n’a aucune imagination, Kay joue gris et n’en fiche pas une rame… Ces innocents ne s’avisaient pas qu’il était l’auteur d’un grand miracle : il savait accompagner le silence et s’orienter d’emblée dans les espaces nus, ouvrant de vastes boulevards à l’inventivité d’autrui. Ils n’ont pas compris qu’il avait l’art, fort peu répandu, de décanter la pulsation pour en extraire un influx allergique à tout ce qui aurait pu le distraire de sa finalité : un influx absolument pur, absolument sûr, et, en dernier ressort, infiniment dévastateur. Connie n’était pas l’âme du Modern Jazz Quartet, mais cette âme, sans lui, eût été moins bien trempée. Je suis de ceux qui le tiennent pour l’un des percussionnistes les plus courageux et les plus nécessaires de l’histoire du jazz.  

Alain Gerber
© Frémeaux & Associés