Evan Christopher nous propose dans cet album, Django à la Créole, une sorte de musique mythique de la rencontre manquée de deux géants de la musique du XXème siècle, Sidney et Django, sur lesquels planent l’ombre tutélaire de Duke Ellington et les regrets éternels de Charles Delaunay, deux acteurs majeurs de l’histoire du jazz. Ces deux hommes, pour l’un, en tant que musicien, pour l’autre en tant que promoteur de leur art, avaient en commun d’avoir immédiatement discerné le génie de Bechet et de Reinhardt. Dans Music Is My Mistress, Duke présente Sidney, qu’il engagea pendant trois mois dans son orchestre en 1924, comme le plus grand musicien de jazz et comme un véritable génie de la musique (qu’avait déjà révélé Ernest Ansermet dans un fameux article de la Revue de la Suisse Romande de 1919). Il découvrit également Django pendant sa tournée européenne de 1937 et l’invita à rejoindre son orchestre après la Seconde guerre, à la fin des années 1940. Ses deux tentatives avec ces deux artistes d’exception furent vouées à l’échec. Quant à Charles, les relations qu’il a laissées, dans Delaunay Dilemma, de son expérience de producteur avec ces deux musiciens, elles établissent des réalisations pour le moins difficiles ; et n’eussent été son amour du jazz et son admiration pour le talent musical des deux hommes, les carrières de ces deux personnages auraient certainement tourné court. Evan Christopher reprend des pièces des deux maîtres ou qui ont constitué des jalons importants de leur discographie respective, qu’il réintègre dans le langage imaginaire de l’autre : « Finesse », « Solid Old Man », « Improvisation n°3 »…sont des enregistrements historiques du guitariste manouche ; « Tropical Moon », « Passaporte ao Paraiso », sans être les plus connues, sont des compositions signifiantes de la créolité de Bechet ici célébrée. Les autres œuvres ont été jouées à l’occasion par eux ou, tout au moins, auraient pu l’être. Et le talent de Christopher et de ses amis a été de recomposer un univers puisé dans la culture propre de chacun. Evan est un clarinettiste d’exception, mais il n’a pas l’expressivité de Sidney sur cet instrument ; il interprète les pièces « en référence à » mais dans sa manière propre et avec beaucoup de bonheur. David Blenkhorn ne refait pas Django. Influencé par l’école américaine de la guitare, il évoque les compagnons de Nat King Cole (Oscar Moore, Irving Ashby, John Collins…) et son style n’est pas sans rappeler celui de Mike Reinhardt. Dave Kelbie a un accompagnement moins pesant que celui de la tradition manouche, ce qui confère beaucoup de légèreté à cette musique parfaitement soutenue au niveau rythmique et harmonique par un Sébastien Girardot aussi discret qu’efficace. En sorte que, sans « refaire du Bechet ou du Django », les musiciens ont, dans leur langage personnel, reconstruit un Bechet authentiquement américain mais ensemencé de latinité, et un Reinhardt étranger au blues et cependant nourri de jazz : rencontre probable et néanmoins impossible de deux civilisations fortes : avec pour résultat un dialogue agréable. Dans le livret de présentation, Philippe Baudouin s’étonne de ce que Bechet et Reinhardt, vivant et travaillant tous deux à Paris au début des années 1950, n’aient jamais sinon joué, du moins enregistré ensemble. Mais au-delà des problèmes de contrats évoqués, je crois pouvoir, sans dévoiler de grands secrets, rapporter les propos de conclusion de Charles Delaunay, auprès de qui j’ai eu l’occasion de m’ouvrir de ce rendez-vous manqué impardonnable ». Ces musiciens étaient certes géniaux mais ils étaient surtout « impossibles et s’aimaient beaucoup, aucun ne voulant laisser la vedette à l’autre dans ce type de réunion ». On trouve la confirmation de cette réalité dans Delaunay Dilemma, Charles écrit à propos de Django (p. 107-108) : « Mais pour un personnage aussi orgueilleux, cette impression amère de ratage américain brouillait toute perspective d’avenir ». Quant à Sidney, qu’il admirait tout autant, ses appréciations ne sont guère plus amènes : « caractère changeant et ombrageux…méfiant…Il avait un côté homme de la terre, à la fois rude et madré… » (p. 187). Or s’il était un homme susceptible de provoquer cette rencontre, tant par son entregent, que par ses compétences musicales (il fut le catalyseur de la rencontre avec Grappelli, des enregistrements avec Coleman Hawkins, Benny Carter, les musiciens d’Ellington – Barney Bigard, Rex Stewart…, dont plusieurs pièces sont ici reprises – avec Dickie Wells…) ou par ses activités professionnelles (rappelons que Charles faisait partie de l’équipe dirigeante de Vogue, où enregistraient Django et Bechet pendant cette période, qu’il avait conservé des relations privilégiées avec Django et qu’il était l’impresario de Bechet), c’est bien Charles Delaunay, qui par ailleurs avait ses entrées auprès de tous les acteurs du secteur phonographique. Malgré sa représentativité et son pouvoir de persuasion, il ne parvint jamais à convaincre ses interlocuteurs ; « ils avaient un sacré caractère ! », disait-il. Django à la Créole a les saveurs de mets improbables, les parfums incertains des illusions nostalgiques mais les bruissements de la belle musique.
Félix W. Sportis – JAZZ HOT
Félix W. Sportis – JAZZ HOT