« Pour moi, il faut que ça swingue » par Jazz Magazine

Dominique Cravic : J’ai lu un livre sur l’histoire de la bossa : tu y es cité, aux côtés de Chet Baker et Franck Sinatra, comme une influence primordiale…
Henri Salvador : Un jour je suis allé a l’Olympia pour écouter Joao Gilberto, dont je suis fan. Au milieu de son spectacle, il s’est arrêté de jouer pour annoncer que j’étais présent dans la salle : je ne savais plus où ma mettre !
D.C. Quelles sont tes influences en matière de chant ?
H.S. Nat King Cole et Franck Sinatra, mes professeurs. King Cole surtout : il chantait avec le souffle et savait vraiment se servir d’un micro. Un speaker américain qui travaillait à France Inter m’a un jour montré le truc : parler tout près du micro, avec une voix grave et profonde…Les femmes étaient très sensibles à sa voix ! Franck Sinatra était un diseur extraordinaire, mais il ne swinguait pas autant que King Cole. Et Quincy Jones m’a toujours dit que ce n’était pas un rigolo…
D.C. Tu as dit, lors d’une précédente interview pour Jazz Magazine, qu’on t’avait proposé, aux États-unis, d’être accompagné par Nat King Cole…
H.S. Effectivement, en 1957. Un patron de cabaret – dont le nom m’échappe aujourd’hui – m’avait demandé si ça m’aurait plu d’avoir comme rythmique le Nat King Cole Trio : j’ai pensé que ce type était complètement fou ! Malheureusement ; en partie à cause de mon impresario de l’époque, cette rencontre n’a pu se faire. Dommage pour moi…
D.C. D’autres accompagnateurs dans ta carrière ?
H.S. J’ai eu presque tout le monde, de mes débuts avec le pianiste Emil Stern jusqu’à Quincy Jones, qui m’a fait enregistrer plusieurs disques. Quincy, je l’ai connu lorsqu’il était à Paris et travaillait chez Barclay. C’est un personnage sensible et attachant. J’admire beaucoup ce qu’il a fait en Afrique du Sud : avec ma femme, nous nous sommes rendus à Soweto où Quincy a fait construire dans des quartiers défavorisés cent maisons, avec eau, gaz et électricité ! Il a fait venir six chefs de gang de Los Angeles pour qu’ils prennent conscience de ce qu’est la vraie misère…Quincy m’a raconté qu’un jour où il était chez Nadia Boulanger, il a rencontré Igor Stravinsky. Le compositeur lui demanda ce qu’il était en train de composer : Quincy n’osait pas lui avouer qu’il travaillait sur le Blues du dentiste ! Stravinsky aimait le jazz. J’ai entendu l’un de ses arrangements : ça ne swingue pas mais c’est bien écrit ! Quincy est venu un jour chez moi, à Cannes, avec Miles Davis. Le trompettiste était accompagné de son orchestre…je crois que le pianiste était Herbie Hancock, qui me connaissait déjà parce que j’ai été le premier à utiliser l’effet vocodeur sur un disque, avant Steve Wonder ! En voilà un qui swingue : je suis allé le voir en concert à Los Angeles. A la moitié du concert toute la salle était debout et dansait ! Pour moi, il faut que ça swingue, même lorsqu’il s’agit de musique classique. Je suis un fou de ce genre, mais tu ne vas peut-être pas me croire : j’aime quand ça frotte. C’est pour ça que j’apprécie surtout Ravel, Schönberg, Debussy et Alan Berg. […]
D.C. Tu n’as cité aucune chanteuse…
H.S. C’est vrai. Même si je suis sensible à Dinah Washington ou Billie Holiday, la véritable flatterie vocale reste pour moi Nat King Cole, je lui dois tout !
PROPOS RECUEILLIS PAR DOMINIQUE CRAVIC – JAZZ MAGAZINE