Philippe Sollers
[…] Soixante-dix ans, donc, bientôt révolus. Saint-Germain-des-Prés bruisse, s’échange les cartes qu’il vient de distribuer. Fume-cigarette aux lèvres, ironie offensive, bagues aux doigts, le kid de la rue Sébastien-Bottin, joueur réputé insaisissable, guette les premières salves. Il publie ses Mémoires, comme un général, las d’attendre la gloire, monte à la tribune pour exposer ses innombrables conquêtes. Titre de l’opus, brillante cavalcade d’où seul un héros réchappe, lui-même : « Un vrai roman ». Du pur Sollers. D’entrée en jeu, il désarme l’opposant, rendant dérisoire toute contestation. Le message est clair : la vérité se trouve entre les lignes – de ses romans, de ses essais, de ses Mémoires -, mais surtout les lignes ennemies. L’adversaire ? La société du spectacle. Pour plus de détails, voir Guy Debord. De la vie du visionnaire situationniste, Sollers a retenu une leçon : il ne sera pas l’outsider. « La posture du poète maudit », confirme l’un de ses disciples, le romancier Yannick Haenel, « n’a aucun sens quand toutes les marginalités sont contrôlées, ne sont plus que des rayonnages dans le grand supermarché global. » Il importe donc d’infiltrer la citadelle. De là, « attaquer tout ce que l’adversaire défend, défendre tout ce qu’il attaque ». Au passage, accumuler les paradoxes pour l’égarer. Depuis environ un demi-siècle, l’écrivain bordelais applique ce programme à la lettre. Jusqu’à se perdre lui-même ? »That is the question. » Tour à tour, jeune romancier modèle, salué par Mauriac, Aragon, Breton ; animateur, aux côtés de Hallier, Huguenin, Matignon, de « Tel Quel », revue d’avant-garde ; auteur de livres sans ponctuation ; agent secret sans secret, si ce n’est un amour caché ; défenseur endiablé des classiques ; trafiquant de citations ; laudateur de Mao – éminent poète - ; papiste convaincu ; balladurien d’opérette ; interlocuteur de Jean-Marie Messier ; émule de Casanova ; marié depuis quarante ans ; père pudique ; dénonciateur de la France moisie, Sollers a donné le tourbillon à tous ses poursuivants. Songe-t-on à lui reprocher ces engouements successifs ? Il esquive, invoque une suprême ironie. Imbéciles, ceux qui l’ont pris au sérieux ! Lui rappelle-t-on le jugement sans concession de Debord à son égard ? « Sollers ? Insignifiant ! » Il lui pardonne, comme à ses principaux ennemies : « Il ne m’avait pas lu. » Insiste-t-on sur ses années Mao, son voyage à Pekin ? Il tempête : « Encore ! » « Sollers », sourit Jean d’Ormesson, « à été à peu près successivement tout. Mais il s’en est toujours tiré avec un éclat de rire, une drôlerie, une pirouette. » « C’est un passager clandestin, à la manière chinoise », commente Yannick Haenel. « Il est au cœur de ce qu’il dénonce. Il transporte un stock de poésie et de pensées au mileu de la dévastation dont il est un agent. » Tic-tac, tic-tac, bienvenue en « Sollersie », terrain de jeu miné où l’esprit virevolte, les morts renaissent, le plaisir est sans cesse célébré. Meilleur des mondes, à condition d’en vénérer l’idole et d’aimer Mozart. Projecteurs, interviewes. Maquillage ? Déjà fait. Lieu de tournage : les studios Gallimard. L’Hollywood de la littérature française. Un réduit minuscule au bout d’un couloir au premier étage. La vraie vie est ailleurs : Venise, Ré. Ici, c’est la vitrine : deux bureaux, deux chaises, des livres du maître sur toutes les étagères. Traductions incluses. La bibliothèque idéale : « Tout ce qui est social est comédie. J’ai passé le plus clair de mon temps à écrire. » Vrai, confirme son attachée de presse, Pascale Richard : « Contrairement à l’image qu’il donne, il travaille énormément. » Encore heureux, serait-on tenté d’écrire, avec toutes ces maîtresses… Alignée comme des soldates, la collection complète de « L’Infini », revue people (Bataille, Nietzsche, Sade, etc.), jardin à la française dont les allées, ratissées par une escouade de gardiens exemplaires, mènent toutes à la statue du grand homme. Automne 2007, numéro 100. En ouverture, une photo d’Antoine Gallimard, une main amicale posée sur l’épaule de « l’Auteur ». New York, fin 1982. Voltaire et le monarque. Le maudit de la saison : Joseph de Maistre. Depuis Céline, il en faut toujours un. N’empêche, malgré les critiques, après un demi-siècle de littérature, s’il suscite moins de haine, Sollers provoque toujours l’effervescence. Pas si mal. Ses groupies, ses exégètes, ses hommes de main, bref son réseau – « L’Infini », le correspondants, les fanatiques – entretient le culte du moi, la culture du complot : « Chez lui », chuchote un proche, « tout est calcul, conspiration. C’est une guerre de trachées. » En tête de liste des voltigeurs, Joysane Savigneau. On a reproché à l’ex-rédactrice en chef du « Monde littéraire » de lui avoir trop généreusement ouvert les pages de ce dernier. Pacotille, il y a publié de très grands textes. « J’aime son œuvre depuis très longtemps », se défend l’accusée. « Il reprend en charge la grande prose française… Et ne cède pas à l’autocritique. » C’est le moins qu’on puisse dire. Autre premier de cordée, Yannick Haenel : « Sollers est l’une des dernières grandes figures historiques capables d’incarner l’avant-garde. C’est aussi le seul écrivain français à avoir des rapports de méditation avec Dante. » Diable ! Dans ce concert de louanges, les grenades se sont faites rares. Les plus féroces opposants – anciens de « Tel Quel » - ont disparu. D’autres se sont lassés ou ralliés. Restent quelques bastions : « Les Inrockuptibles », les néostaliniens, les crypto on ne sait quoi… Le philosophe Michel Onfray, qui, furieux de soutien accordé par Sollers au Pape, l’a pris à partie lors de l’émission de Frédéric Taddéi : « L’Ironie n’est pas une fin en soi. Sollers a été grand, il est aujourd’hui futile, mondain. » D’autres coups de griffe viennent des anciens compagnons de route, égarés sur la voie du paradis. Stéphane Zagdanski : « Je l’ai surnommé « Hubble », comme le télescope. Il possède une vision des choses extraordinairement puissante, mais momentanément floutée… Quelque chose en lui a bifurqué. Il est, comment dire, déboussolé. « Il y a aussi », souligne Zagdanski, « cette attirance, presque érotique, pour l’animosité qu’il suscite, qui est troublante. » Sur la pointe des pieds, Michel Braudeau, compagnon d’écurie, rédacteur en chef de la NRF, hasarde une blessure secrète : « Qu’il apparaisse un peu trop dans le système pour dire : « Voyez comme je suis méconnu », c’est probable. Mais ce côté puéril traduit un certain désarroi. Désarroi que je trouve normal puisque c’est aussi le mien. » Sollers désorienté ? Allons, allons, l’heure n’est pas à la tombée des masques, mais du soir. Cigarette, flamme dans les yeux : « Si j’ai une relative satisfaction », soupire l’écrivain solitaire le plus surveillé de Paris, « c’est d’être resté libre. » « Esprit frondeur », indiquait son bulletin scolaire. « Passe son temps sur les rebords des fenêtres à faire le chimpanzé pour amuser les filles. » Au fond, rien n’a changé. D’un certain point de vue – celui de l’enfance -, Sollers est d’une cohérence parfaite.
Bertrand DE SAINT VINCENT © LE FIGARO
Biographie Philippe Sollers / Auteur chez Frémeaux & Associés (Bio Philippe Sollers)