"L'intégrale des deux plus phénoménales vocalistes américaines de Negro Spirituals, Mahalia Jackson et Sister Rosetta Tharpe, est en cours de parution chez l'éditeur phonographique Frémeaux & Associés. Je viens d'écouter le Volume 9 du Mahalia: l'ouragan! Le volume 6 de Sister Rosetta? Le coup de boule, la méga-baffe. Le jeune Johnny Cash ne jurait que par elle. Tant de merveilles inédites... Par exemple, des 45 tours destinés au public noir et qui ne sont jamais ressortis composent le dernier volume du Mahalia Jackson. J'ai voulu découvrir comment on déniche pareilles pépites.
L'historien Jean Buzelin, directeur artistique des deux intégrales, m'accueille au studio Arts et Sons, à côté de la place de la République. Petite taille, barbichette, yeux plissés de scientifique, on dirait le professeur Tournesol, moins la veste verte, le chapeau, et le pendule. Son ouvrage sur le compositeur de Free Jazz hollandais Willem Breuker fait autorité. Dans l'atelier, le matériel de réhabilitation des sons m'impressionne. Le spécialiste devine la question. «Je suis en contact avec de nombreux collectionneurs dans le monde entier. Certains possèdent aussi des enregistrements d'émissions radio. Maintenant, avec les nouvelles techniques de numérisation, les détenteurs de perles envoient parfois des CD. Sinon, le studio dispose des techniques pour restaurer les vinyles.» Un technicien œuvre au transfert analogique avec Jean. Il nettoie le vinyle avec l'application d'un blanchisseur chinois. Le souci de l'historien dans le processus: retrouver la voix d'origine, le disque eût-il été gravé à la mauvaise vitesse (le travers apparaît parfois).
Je ressors de la démonstration convaincu: il est possible de retrouver l'intention des artistes qui entraient en studio, ou montaient sur scène. Une autre interrogation brûle mes lèvres. L'interlocuteur la devine. J'écoute Buzelin: je me régale. «Mahalia et Sister Rosetta ont toujours été en compétition. La première vedette féminine de Gospel, c'est Sister Rosetta. En 1938, l'orchestre de Lucky Millinder la recrute. La même année, John Hammond sollicite la guitariste de l'Arkansas pour le concert de Carnegie Hall. Le mélange de musique à la fois sacrée et profane, qui choque parfois les congrégations, n'entrave pas son ascension. Adoubée par Cab Calloway, elle franchit la barrière du public blanc au Cotton Club. Elle est l'unique musicienne de Gospel à enregistrer des Victory Discs, des 78 tours destinés à divertir les Gl'S pendant la guerre. Un premier disque de Mahalia Jackson passe inaperçu un peu plus tard. A l'inverse, le mélange des genres de Sister Rosetta influence toute une génération du rock (Little Richard, Chuck Berry et... Elvis!)»
Elvis? Sans blague! Buzelin confirme: «Le King avouera l'avoir entendue à Memphis. Du reste, comment qualifier d'un autre genre que le rock la version de This Train par Sister Rosetta? Au niveau de la voix, l'influence de l'église pentecôtiste domine. Le blues, cependant, marque profondément le jeu de guitare». L'Américaine tourne en Europe dans les années cinquante et soixante. Elle enflamme les salles comme L'Alhambra, à Paris, en première partie de Charles Trenet, en 1957. Séduit les amateurs de jazz.
Comment Mahalia, issue des rigoureuses églises baptistes de Chicago, a-t-elle pris le dessus sur elle? Jean Buzelin hausse les épaules. «Pas de surprise. Peu de voix marquent la musique noire comme celle de Mahalia. A la fin des années cinquante, elle finit par s'imposer. Enchaîne les tournées triomphales. Le label CBS la signe. Les producteurs visent la middle class américaine. La diva ne rechigne pas à leurs exigences commerciales, accepte de chanter des cantiques qui sortent du répertoire des Gospels, ne récuse pas quelques orchestres sirupeux. La puissance de sa voix résiste au traitement marketing. Résultat: elle vend des 33 tours dans le monde entier... tout en continuant à inonder le public noir de 45tours». En attestent Have You Any Rivers et For My Good Fortune (créé par Pat Boone), deux perles brillant dans le volume 9 de l'intégrale Frémeaux. Nous sommes alors en 1958. Mahalia Jackson devient l’une des artistes phares de la compagnie Columbia, tous genres confondus. Et Sister Rosetta perd chaque jour de son aura. Elle triomphe encore, comme en 1964 en Europe, avec Muddy Waters et le pianiste Otis Spann (vidéo sublime qui circule sous le manteau). Transmet l'esprit du Gospel, du Blues. Marque les cœurs. Las, Mahalia incarne pour le grand public la grande dame du Gospel. Cette dernière meurt en 1972. Sister Rosetta Nubin, épouse du prédicateur Thorpe, mourra en 1973 d'une attaque. La Gospelwoman de choc aura survécu un an à l'icône qui l'a supplantée sur le plus haut vitrail de la musique sacrée afro-américaine." par Bruno PFEIFFER © LIBÉRATION
L'historien Jean Buzelin, directeur artistique des deux intégrales, m'accueille au studio Arts et Sons, à côté de la place de la République. Petite taille, barbichette, yeux plissés de scientifique, on dirait le professeur Tournesol, moins la veste verte, le chapeau, et le pendule. Son ouvrage sur le compositeur de Free Jazz hollandais Willem Breuker fait autorité. Dans l'atelier, le matériel de réhabilitation des sons m'impressionne. Le spécialiste devine la question. «Je suis en contact avec de nombreux collectionneurs dans le monde entier. Certains possèdent aussi des enregistrements d'émissions radio. Maintenant, avec les nouvelles techniques de numérisation, les détenteurs de perles envoient parfois des CD. Sinon, le studio dispose des techniques pour restaurer les vinyles.» Un technicien œuvre au transfert analogique avec Jean. Il nettoie le vinyle avec l'application d'un blanchisseur chinois. Le souci de l'historien dans le processus: retrouver la voix d'origine, le disque eût-il été gravé à la mauvaise vitesse (le travers apparaît parfois).
Je ressors de la démonstration convaincu: il est possible de retrouver l'intention des artistes qui entraient en studio, ou montaient sur scène. Une autre interrogation brûle mes lèvres. L'interlocuteur la devine. J'écoute Buzelin: je me régale. «Mahalia et Sister Rosetta ont toujours été en compétition. La première vedette féminine de Gospel, c'est Sister Rosetta. En 1938, l'orchestre de Lucky Millinder la recrute. La même année, John Hammond sollicite la guitariste de l'Arkansas pour le concert de Carnegie Hall. Le mélange de musique à la fois sacrée et profane, qui choque parfois les congrégations, n'entrave pas son ascension. Adoubée par Cab Calloway, elle franchit la barrière du public blanc au Cotton Club. Elle est l'unique musicienne de Gospel à enregistrer des Victory Discs, des 78 tours destinés à divertir les Gl'S pendant la guerre. Un premier disque de Mahalia Jackson passe inaperçu un peu plus tard. A l'inverse, le mélange des genres de Sister Rosetta influence toute une génération du rock (Little Richard, Chuck Berry et... Elvis!)»
Elvis? Sans blague! Buzelin confirme: «Le King avouera l'avoir entendue à Memphis. Du reste, comment qualifier d'un autre genre que le rock la version de This Train par Sister Rosetta? Au niveau de la voix, l'influence de l'église pentecôtiste domine. Le blues, cependant, marque profondément le jeu de guitare». L'Américaine tourne en Europe dans les années cinquante et soixante. Elle enflamme les salles comme L'Alhambra, à Paris, en première partie de Charles Trenet, en 1957. Séduit les amateurs de jazz.
Comment Mahalia, issue des rigoureuses églises baptistes de Chicago, a-t-elle pris le dessus sur elle? Jean Buzelin hausse les épaules. «Pas de surprise. Peu de voix marquent la musique noire comme celle de Mahalia. A la fin des années cinquante, elle finit par s'imposer. Enchaîne les tournées triomphales. Le label CBS la signe. Les producteurs visent la middle class américaine. La diva ne rechigne pas à leurs exigences commerciales, accepte de chanter des cantiques qui sortent du répertoire des Gospels, ne récuse pas quelques orchestres sirupeux. La puissance de sa voix résiste au traitement marketing. Résultat: elle vend des 33 tours dans le monde entier... tout en continuant à inonder le public noir de 45tours». En attestent Have You Any Rivers et For My Good Fortune (créé par Pat Boone), deux perles brillant dans le volume 9 de l'intégrale Frémeaux. Nous sommes alors en 1958. Mahalia Jackson devient l’une des artistes phares de la compagnie Columbia, tous genres confondus. Et Sister Rosetta perd chaque jour de son aura. Elle triomphe encore, comme en 1964 en Europe, avec Muddy Waters et le pianiste Otis Spann (vidéo sublime qui circule sous le manteau). Transmet l'esprit du Gospel, du Blues. Marque les cœurs. Las, Mahalia incarne pour le grand public la grande dame du Gospel. Cette dernière meurt en 1972. Sister Rosetta Nubin, épouse du prédicateur Thorpe, mourra en 1973 d'une attaque. La Gospelwoman de choc aura survécu un an à l'icône qui l'a supplantée sur le plus haut vitrail de la musique sacrée afro-américaine." par Bruno PFEIFFER © LIBÉRATION