Les personnes qui connaissent peu ou pas le jazz se posent souvent la question sur la curiosité des amateurs passionnés pour ce genre d’édition où l’on prétend à l’intégralité d’une œuvre, avec des prises où le bruit du souffle ou du sillon se fait entendre comme sur le 78 tours, avec des prises multiples, parfois tronquées, et un son d’un autre temps. Nous pouvons les rassurer, les anormaux ne sont pas ces curieux qui donnent à leur passion les moyens d’un enrichissement, mais bien ceux qui consomment leur vie durant des notes comme des illettrés, sans autre curiosité au-delà de la note que celle du battage médiatique du moment. Cela dit pour introduire une autre grande œuvre entamée par cet éditeur qui mérite d’être distingué du Delaunay d’Or® (on va le proposer au jury) pour l’ensemble de son œuvre pour le jazz. La récompense est appropriée car c’est bien à notre grand Charles que nous devons, à plusieurs titres, la traçabilité de l’histoire du jazz, et donc ce genre de production. Charlie Parker, qui ne vécut que 35 ans, a laissé dans une carrière comme un torrent, tout entière consacrée au jazz, beaucoup de témoignages de son art exceptionnel, souvent éparpillés (enregistrements de disques, mais aussi émission de radio, et une multitude d’enregistrements privés, « pirates », merci les pirates !). Réunir ces éléments dans une intégrale relève donc de l’acharnement, explique les réserves affichées d’emblée par l’éditeur en raison de la difficulté de réunir tous les matériaux. Il y a dans le monde un certain nombre de « frappés » de la musique de Charlie Parker (nous en connaissons en France plusieurs), et c’est un work in progress perpétuel. La manœuvre est ici dirigée par un connaisseur en la personne d’Alain Tercinet. Outre le travail discographique, les intégrales, comme pour l’édition d’œuvres complètes en littérature, sont l’occasion d’un travail biographique qui restitue, disque après disque, l’itinéraire court et pourtant si foisonnant de l’altiste de Kansas City. Dans ces premiers volets, de trois disques chacun, on découvre dès la première prise en soliste (une prise de travail de 1940, medley de « Honey-suckle Rose » et « Body and Soul », sur le magnéto du trompettiste Clarence Davis) que Charlie Parker est déjà là, le sens de la paraphrase codifié par Coleman Hawkins dans le titre célèbre repris ici, le sens de l’acrobatie et de l’équilibre porté à son zénith par Art Tatum. Les enregistrements suivants fixent le terreau où est né cet oiseau de bonheur : le blues et Kansas city, soit la glaise de cette musique et l’une des capitales du jazz des années 30, dont l’importance a été essentielle dans le développement du jazz. On aborde ensuite la rencontre de New York et l’heure, non des expérimentations, mais de la maturation (déjà à 20 ans) d’un langage qui ne fut une révolution que pour la France et l’Europe coupées du berceau du jazz pour cause d’occupation (cf. l’article sur Charles Delaunay). New York est l’occasion de la rencontre de Dizzy, mais aussi de tous les encore jeunes musiciens déjà confirmés, connus pour certains, les stars mêmes, parce que si Coleman Hawkins est une inspiration, il ne fait aucun doute qu’Art Tatum est le modèle pour Parker au sens de la perfection à chercher. Dans ce monde d’une excellence surnaturelle, il faut la loi du charbonnier et la puissance de l’artiste, son investissement corps et âme, pour imposer une nouvelle voix. Cela alla très vite parmi les musiciens, car un talent de cette importance, doué de la virtuosité de son maître Tatum mais au saxophone alto, s’est vite imposé. Plongez-vous dans ces premiers temps d’un génie, c’est toujours saisissant d’intensité, de beautés multiples toujours renouvelées, mais surtout, vous vous immergerez dans un monde qui n’est pas celui d’aujourd’hui, ni sur le plan esthétique, ni sur le plan artistique, ni sur celui de l’environnement (politique, social, économique…) Avec un peu de curiosité et d’ouverture d’esprit, on peu le relier à notre temps, trouver les filiations et finalement comprendre que Charlie Parker fut une évolution logique du jazz, qu’il s’intégra sans problème au sommet, et que l’art n’est pas d’un temps, que les beautés de cette époque, entre autres, sont de celles qui peuvent encore enchanter à condition de déshabituer nos oreilles du son du jour. Yves SPORTIS – JAZZ HOT