D’où vient Darwin ? Comment le théoricien de la filiation en est-il arrivé à cette intuition géniale sur l’évolution du vivant ? Et comment s’est-il défini lui-même par rapport à sa propre ascendance ? Né dans une famille riche, instruite, le jeune Charles fut très tôt exposé aux idées transformistes que son grand-père aimait volontiers théoriser. Très tôt il entendit s’exprimer dans sa propre famille une conception non fixiste de la formation des espèces vivantes. Pour autant, ces conceptions manquaient de fondements scientifiques et n’offraient guère d’issues intellectuelles au jeune Charles, qui ne savait que faire de sa vie, sinon qu’il se refusait à l’inscrire dans la volonté paternelle. C’est là toute l’intelligence de cette biographie, que de tenter de saisir moins le moment que la structure existentielle qui, très tôt, entraîna Charles Darwin sur des chemins de traverse. Charles, parce qu’il sut décevoir son père en refusant de lui ressembler, accomplit son destin hors norme. C’est dans cet écart de survie par rapport à l’obéissance filiale, ce précisément sur quoi il fondera sa théorie, qu’il engendra son salut. C’est du coup toute la geste d’une vie et d’une pensée que Patrick Tort éclaire et met en cohérence. Cette divergence qu’il révèle est fondatrice. Mais jusque dans cet écart procède une sorte de résonnance généalogique : il fut autorisé par le père de Darwin. Son non-conformisme, en quelque sorte, Charles l’hérita de sa propre famille. Un gène, oserions-nous dire, sélectionné de longue date. Désobéir était tout à la fois un acte de rupture et de fidélité à son ascendance. Un gène, la rétention familiale d’une variation avantageuse, pour le dire dans les termes mêmes du discours darwinien… Un avantage décisif pour le théoricien de la divergence. Hérédité et variation. Les conditions du transformisme, comme on le nommait à l’époque. Cette biographie subtile de Darwin éclaire en outre son positionnement religieux. Issu d’une famille chrétienne, au fil de ses réflexions, Darwin va évoluer vers un athéisme de fait, nous explique Patrick Tort. Elevé dans la foi anglicane, unitarienne, rejetant le dogme de la Trinité mais fortement attachée au récit biblique, l’empreinte protestante se comprend surtout comme d’un attachement à une vision morale du monde. Cette morale qui, seule, survivra à l’effondrement de sa foi. L’essentiel à ses yeux, tandis que s’effondrait la valeur de vérité des religions. Car pour Darwin, seul le souci affectif lié au sentiment d’être, cette composante émotionnelle essentielle de la personne humaine, comptait. Il en fit même une variation essentielle de la trajectoire humaine sur terre. Nous le verrons ultérieurement. Pour l’heure, Patrick Tort s’attache à démontrer que nous avons fait longtemps fausse route à croire les affirmations d’agnosticisme qui ont accompagnées son personnage public. Patrick Tort en révèle le caractère tactique. Le concept lui-même paraissait drolatique aux yeux de Darwin. Mais qu’importait : Darwin se réfugia derrière ce terme pour couper court aux polémiques qui se faisaient jour et mettre à l’abri ses proches. L’agnosticisme lui permettait de n’avoir ni à prouver, ni à infirmer l’existence de Dieu. Que d’autres s’en chargent : il lui revenait une œuvre majeure à achever, celle de la sécularisation de la morale chrétienne. Il lui revenait de travailler à une généalogie matérialiste de la morale, qui devait faire suite à son Origine des espèces. Comprendre en quoi le développement des instincts sociaux, la diffusion des instances de sympathie, constituaient pour l’espèce humaine son avantage ultime sur les autres espèces animales, et sa rupture sans doute la plus décisive avec elles.
Par Joël JEGOUZO - "DU TEXTE AU TEXTE"
Par Joël JEGOUZO - "DU TEXTE AU TEXTE"