« Un chaînon majeur de l’histoire du jazz » par Le Salon littéraire

« La présence de John Coltrane dans la discothèque de tout amateur, voire de tout honnête homme, relève d’une impérieuse nécessité. C’est un chaînon majeur de l’histoire du jazz, le seul qui compte vraiment après Charlie Parker. Un défricheur de terres inconnues. Peut-être même un aboutissement insurpassable. Ainsi en jugent certains, avec le recul que procurent quasiment cinq décennies. Depuis qu’il a disparu en 1967, dans sa quarante-et-unième année, nul n’a repris de façon incontestable le flambeau qu’il avait porté si haut durant sa brève carrière. Encore connut-il de son vivant l’incompréhension et même l’hostilité – dont celle du public parisien lors d’un concert resté mémorable. Ainsi du Stravinsky du Sacre et de quasiment tous les novateurs. C’est dire l’intérêt de ce coffret, le dernier en date de la collection Quintessence dont les mérites ne sont plus à rappeler.  Il propose une sélection de titres enregistrés entre 1956 et 1962, soit la période où le saxophoniste s’impose comme un chef de file incontesté du jazz en train de se faire, juste avant la période mystique qui donnera « A Love Supreme » en 1964. Deux disques qui permettent de se faire une juste idée de son talent et de la quête qui le pousse notamment vers des musiques « exogènes », celles de l’Inde ou de l’Afrique, plus fantasmées qu’évoquées dans leur réalité.
Des pièces majeures, comme le Blue Train du Sextet de 1957, Giant Steps enregistré deux ans plus tard en quartette  et qui figure dans l’album éponyme, ou encore My Favorite Things, un thème pour lequel il troque le ténor pour le soprano et qu’il ne cessera toute sa vie d’explorer, de déconstruire, de façonner selon son inspiration, de mille manières, à l’endroit et à rebours.  Il nous est ici proposé dans sa version originelle, celle du quartette de 1960 avec McCoy Tyner au piano, Steve Davis à la contrebasse et Elvin Jones à la batterie. Ou encore Naima, thème envoûtant dédié à sa première épouse, ou Cousin Mary, au titre explicite. Sans oublier les pièces avec Miles Davis, avec Thelonious Monk, avec Duke Ellington (In A Sentimental Mood, en 1962). Ce dernier morceau permet de mesurer que celui que ses confrères appelaient Trane n’était pas seulement le forcené, l’imprécateur véhément que laisseraient supposer certaines de ses interprétations, mais qu’il recélait, à côté de la fureur qui semblait parfois le submerger au point de le lancer dans les vociférations les plus aventurées, jusqu’aux extrêmes possibilités de son instrument, des ressources inépuisables de tendresse. En témoignent les pièces extraites de l’album « Ballads » (Nancy (With The Laughin’ Face), I Wish I Knew). Autant de petits chefs-d’œuvre de grâce, de tendresse. Des oasis où se plonger avec délices, au sortir d’un univers à l’accès parfois aride - ou, à tout le moins, dépourvu de toute joliesse complaisante.
Une fois encore, le copieux livret est à la hauteur de la sélection discographique. Alain Gerber en est le maître d’œuvre et nul n’était mieux qualifié que l’auteur de la meilleure étude parue à ce jour, Le Cas Coltrane (Parenthèses, 1985), pour faire pénétrer le lecteur dans les arcanes d’une œuvre qu’il connaît dans ses moindres recoins. Cette œuvre, il la replace dans son contexte. A sa manière, unique. Avec un art de passer du général au particulier, d’éclairer l’un par l’autre, de ponctuer ses allers-et-retours par des formules éblouissantes. Celles d’un observateur et d’un analyste qui serait aussi un poète. A preuve cette vision panoramique, impitoyable mais criante de vérité, du jazz tel qu’il a évolué (ou involué, c’est selon) depuis les années 70. Alain Tercinet lui prête main forte, s’attachant pour sa part à l’histoire que l’on pourrait dire « événementielle » si elle se bornait à décrire selon la chronologie et à commenter les séances d’enregistrement sans tenir compte des hommes qui y participèrent. Or Tercinet n’est pas seulement un maître chroniqueur, un historien méticuleux. Il sait ce que la musique doit aux sentiments. Il n’ignore rien de l’importance des rapports humains, et que la musique ne naît pas d’une abstraction, mais de la rencontre d’êtres de chair et de sang, avec leurs sympathies et leurs aversions. Sur les relations avec Miles Davis ou Eric Dolphy, sur tous les tenants et aboutissants, du choix des musiciens à l’historique des thèmes choisis, il projette un éclairage fort utile, convoquant les souvenirs des  musiciens et des témoins. Sa science est encyclopédique,  son jugement assuré. »
Par Jacques ABOUCAYA – LE SALON LITTERAIRE