"S’il est établi que le blues connut trois rois (BB, Albert et Freddie King), le jazz n’en compta pas moins deux comtes (Count Basie et Earl Bostic – bien que guère de sang bleu ne caractérisât jamais le second), mais un seul duc : Ellington. Et encore, ce titre s’avère rétrospectivement bien en deçà de son rang, puisque comme le décrivait André Francis, il était “un roi dans un monde orchestral qu’il n’a jamais cessé de réinventer”. Pianiste, compositeur et band leader, il l’énonça lui-même : “mon instrument, ce n’est pas le piano, mais l’orchestre tout entier”. Sans conteste l’un des exégètes les plus pointus en Dukologie, Alain Pailler n’en est pas à son coup d’essai éditorial en la matière: après avoir déjà publié trois ouvrages sur la question, il a également assuré la direction artistique du coffret “Plaisir d’Ellington” pour la même maison. En se consacrant cette fois de front à la confection de ce quadruple CD (avec la complicité de Tony Baldwin) et à la mise à jour de son propre (et non moins foisonnant) “Ko-Ko, Duke Ellington en son chef-d’œuvre”, il réalise quasiment un labeur de salubrité publique, proposant 94 titres magistralement restaurés et présentés dans leur chronologie (tout en privilégiant avec une scrupuleuse fidélité les sources d’origine : il s’agit neuf fois sur dix de 78 tours collectés par Baldwin). Il faut bien reconnaître qu’au cours des deux brèves années et demi dont nous sont ici proposés le panégyrique et l’anthologie, le Famous Orchestra du Duke regorgeait de talents: les trompettistes Cootie Williams, Ray Nance et Wallace Jones, le facétieux cornettiste Rex Stewart, le clarinettiste louisianais Barney Bigard, les saxophonistes Harry Carney, Johnny Hodges et Ben Webster, les trombonistes Joe Nanton, Lawrence Brown et Juan Tizol, le contrebassiste Jimmy Blanton et le batteur exubérant Sonny Greer formaient la Rolls des ensembles de leur époque. C’est qu’avec l’apport du compositeur, arrangeur et bras droit Billy Strayhorn, la créativité du Duke se trouvait alors décuplée, et que son band en constituait le véhicule idéal. Selon une orchestration dont Glenn Miller sut également s’inspirer, les irrésistibles “Bojangles”, “Warm Valley” et “Never No Lament” préfigurent le futur standard “Don’t Get Around Much Anymore”, tandis que quelques pièces témoignent encore du style “jungle”, en vogue dans les dance halls durant la décennie précédant le choc de Pearl Harbor (“Ko-Ko”, “Conga Brava”). Le facétieux “Chloë” inspira son héroïne à l'”Écume Des Jours” de Boris Vian, tandis que “The Sidewalks Of New-York” est récurrent des scores de Woody Allen. “Take The ‘A’ Train” est quant à lui devenu l’indicatif des programmes radio dont “Voice Of America” gratifiait les contrées de l’autre versant du rideau de fer dans les années 50. Les choruses du sax ténor de Ben Webster sur les effrénés “Cotton Tail” et “Raincheck”, ainsi que “Just A’ Settin’ And A’ Rockin'”, annoncent avec quelques années d’avance sa collaboration ultérieure avec Coleman Hawkins. Cette collection présente aussi quelques standards chantés par la vocaliste de l’Orchestra depuis 1932 (Ivie Anderson), tels que “Jump For Joy”, le bluesy “Rocks In My Bed” et “I Got It Bad (And That Ain’t Good)”, ou encore ce “Bli-Blip” scatté par le trompettiste Ray Nance. Minutieusement annoté par André Pailler, le livret de 32 pages qui accompagne cette splendeur trouve son prolongement dans la réédition augmentée de son ouvrage littéraire, couronné “Prix du Livre Jazz” par l’Académie du Jazz en 2011. Si votre anniversaire est déjà passé, attendre Noël risque de vous sembler long… Do yoursef a favor: have a big & tasty cuppa swing!”
Par Patrick DALLONGEVILLE – PARIS MOVE