« Un Rousseau américain », entretien avec Michel Onfray par Philosophie Magazine

Henry David Thoreau ne propose aucune solution collective, aucune utopie sociale, mais une éthique existentielle individuelle et radicale, qui le rapproche de l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Au-delà de la mythologie attachée à son nom, le penseur américain est un homme libre, qui pense sa vie et vit sa pensée.

Dans votre Contre-histoire de la philosophie, Thoreau apparaît sous l’angle « des radicalités existentielles ». Pourquoi ? Dans quelle mesure, chez lui, la vie et la pensée sont-elles indémêlables ?


Michel Onfray : Thoreau se trouve en effet dans un volume intitulé Les Radicalités existentielles avec Schopenhauer et Stirner, parce que ces trois-là incarnent en plein XIXe siècle la réponse individualiste aux problèmes posés par l’époque. Ils constituent un contrepoint individualiste aux solutions communautaires, collectivistes, communistes, socialistes, anarchistes apportées massivement dans cette période de révolution industrielle… J’avais consacré le séminaire de l’année précédente à l’Eudémonisme sociale, autrement dit aux utopies sociales. Thoreau ne propose aucune utopie sociale, aucune solution collective, mais une éthique qui est aussi une politique. Je parle de radicalité existentielles parce que, après Marx, je considère l’étymologie de « radicalité » et renvoie au souci de s’attaquer à la racine des choses. En l’occurrence à la racine existentielle qui est questionnement sur l’invention de nouvelles possibilités d’existence. Stirner célèbre l’irréductible unicité solipsiste, Schopenhauer dessine sur le fond noir de sa métaphysique une éthique du salut d’urgence par un eudémonisme égoïste bien compris. Thoreau quant à lui oppose à la civilisation américaine des villes, des gratte-ciel, des ascenseurs, des salles de bain, du tramway, du téléphone, de l’électricité, des usines, des trains, un rousseauisme pratique qui se tourne plus vers l’herborisation des Rêveries du promeneur solitaire et la critique virulente de la civilisation (dans le Discours sur les sciences et les arts ou le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes) que vers la mécanique de la volonté générale du Contrat social. Thoreau est un Rousseau américain. C’est un penseur existentiel parce qu’il pense sa vie et vit sa pensée. La mythologie aidant, Thoreau se trouve souvent réduit à quelques cartes postales : le philosophe emprisonné, le penseur reclus dans sa cabane à Walden et le théoricien de la non-violence. En fait, (mais Thoreau n’a rien caché de tout ça et n’est pas à l’origine de la mythologie le concernant…), il a passé une seule nuit en prison pour avoir refusé de payer ses impôts avant d’être libéré le lendemain par un inconnu qui a réglé la facture pour lui. De même, il a vécu de façon discontinue dans sa cabane de treize-mètre carré pendant vingt-six mois en revenant tous les trois ou quatre jours au domicile parental, notamment pour faire provision de conversation de salon et de nourritures - preuve qu’il ne mangeait pas que des loutres crues… Quand à l’opuscule intitulé La Désobéissance civile [titre posthume, Ndlr], lu et médité par Gandhi et Martin Luther King et qui passe pour un bréviaire de non-violence, il faut le tempérer par la lecture du Plaidoyer pour John Brown dans lequel il légitime la violence pour parvenir à ses fins… Thoreau invente le tempérament libertaire et ne saurait être un théoricien de la pensée anarchiste. Il vit d’autant plus une relation amoureuse avec la nature qui n’aime guère l’homme ou l’humanité…


L’invention de soi est au cœur de sa pensée. Quels sont ses principaux « exercices spirituels » ? En quoi le retour à la nature entre-t-il dans ce projet existentiel ?


Thoreau donne ici ou là, mais dans le désordre, quelques exercices spirituels dans son œuvre, mais sans théoriser, sans en proposer un exposé rigoureux. Il faut lire l’œuvre complète pour ranger, classer, puis exposer. Je propose cette synthèse. Premier exercice spirituel : « Explore-toi toi-même », autrement dit, pratique l’introspection sur le principe socratique du « Connais toi toi-même ». Il s’agit moi de tourner son regard vers le monde, de voyager partout sur la planète, que de retourner son regard sur soi pour apprendre à savoir qui l’on est. Deuxième exercice spirituel : « Vivre la vie qu’on a imaginée », aller dans la direction de ses rêves, ne pas renoncer à ce que l’on s’était proposé dans sa jeunesse, quand l’idéal mène le bal sans compromission avec le monde. Troisième exercice spirituel : « Aime ta vie ». Vielle leçon stoïcienne, spinoziste, nietzschéenne, pour en rester aux références occidentales, qui suppose que la vie ne soit pas expiation du péché originel, vallée de larmes, mais occasion de jubiler de ce qui nous est donné, la nature, le cosmos. Quatrième exercice spirituel : « Simplifiez, simplifiez » - impératif catégorique de l’ascèse existentielle -, ne pas s’encombrer de ce qui est inutile - la propriété, l’argent, les honneurs, les richesses -, car nous perdons notre vie à la gagner et nous sommes possédés par ce que nous possédons. Il faut simplifier le logement, le vêtement, l’alimentation, l’activité : se loger simplement pour se protéger des intempéries et des rigueurs du climat ; même chose pour les habits ; comme Epicure, manger et boire sobrement, juste pour apaiser la faim et la soif ; observer la nature, lire, marcher, méditer, écrire. Cinquième exercice spirituel : « Fais-toi un corps parfait », ce qui suppose le souci du corps de l’exercice précédent, à quoi il faut ajouter (hélas ! pour lui) la chasteté pour « économiser sa chaleur vitale ». Sixième exercice spirituel « vivre libre et sans lien », autrement dit pas d’histoire d’amour, pas de femmes, pas d’enfants, pas de famille, mais la liberté, l’autonomie, l’indépendance, la solitude… Thoreau affichait une véritable misanthropie et son « ami » Emerson le lui rendit bien en disant sur le bord de sa tombe qu’il l’aimait, certes, bien sûr, mais « quant à lui prendre le bras, je préfèrerais saisir celui d’un orme »… La nature a été la consolation de ce misanthrope - comme Rousseau…


Ecologiste avant l’heure, critique de la société marchande, théoricien - et praticien - de la désobéissance civile, quel Thoreau vous semble le plus actuel ?


Thoreau me plaît parce qu’il est libertaire, autrement dit anarchiste avec tout et tous, même et surtout avec les anarchistes… Il ne reconnaît aucun catéchisme et ne s’embarrasse pas même de ce qu’il dit : le non-violent d’un jour pourra revendiquer l’usage de la violence si la cause l’exige, le rebelle aux impôts peut aussi payer sa taxe d’habitation, le philosophe incarcéré d’un soir ne fait pas de cas de cette soirée qui est pour lui l’occasion de méditer sur les parfums de la nature entrés dans sa cellule par la fenêtre ouverte. Thoreau est un homme libre. Il ne donne aucune leçon théorique. Son existence, en revanche, parce qu’elle est une vie philosophique, autrement dit une pensée vécue et un vécu pensé, constitue un grand moment dans l’histoire de la pensée. C’est ce que pour ma part je retiens : une pensée exemplaire, un exemple philosophique. Propos de Michel ONFRAY recueillis par Martin DURU – PHILOSOPHIE MAGAZINE