"En matière de musique ethnique, les enregistrements de terrain donnent souvent lieu à des productions discographiques cernées d'études, d'analyses et de commentaires très doctes qui ne semblent concerner qu'un public passionné d'ethnomusicologie. Celui-ci est de nature un peu différente puisque réalisé à l'origine par François JOUFFA, journaliste surtout connu pour ses articles, ouvrages et interviews de grands noms de la pop music des années 1960-70 et ses émissions de radio. Il est cependant aussi un grand amateur de musiques du monde et a réalisé de nombreux enregistrements pour des labels comme Arion, Playasound, etc. Son engouement pour les musiques issues de cultures extra-européennes ne date pas d'hier puisque sa première captation de terrain a eu lieu en 1969, à l'occasion d'un voyage au Népal, dont l'auteur clame volontiers qu'il ne s'en est « jamais remis ». Cet enregistrement a donné lieu en 1970 à un 33 Tours chez Vogue, Katmandou, musique foklorique et religieuse du Népal, qui a fait parler de lui et a très certainement bercé les rêves en herbe de nombreux hippies tout comme il a éveillé la curiosité d'un public séduit par les sons venus d'ailleurs. C'est ce disque que réédite, dans une version augmentée, le label Frémeaux et Associés, réputé pour la qualité de son travail muséographique de sauvegarde et de diffusion du patrimoine sonore. François JOUFFA disposait à l'époque d'un magnétophone mini-cassette qu'il avait planqué dans son sac en bandoulière, et c'est ainsi qu'il a capté en septembre 1969, au détour des rues de Katmandou, les musiques et les sons du festival Indrajatra, fête religieuse liée au culte d'Indra, le « roi des Dieux » au Népal, et pendant laquelle on célèbre également Kumari, la « vierge sacrée », ou la « déesse vivante », avatar de Taleju, la déesse protectrice des rois népalais. C'est une petite fille de cinq ans qui doit jouer son rôle ; elle est ainsi promenée sur son « trône » à travers la ville. La procession est prétexte à des manifestations festives bigarrées et bruyantes et à des libations qui durent huit jours, transformant Katmandou en une cour des miracles à l'orientale. Les enregistrements de François JOUFFA font découvrir un bel assortiment de musiques et de chants populaires ou religieux propres à la culture népalaise : psalmodies de prêtres tibétains ; vièle sarangi ou harmonium joués par des mendiants ; chants dévotionnels divers et variés ; orchestre rituel constitué de trompes, tambours et gongs... On y entend de plus un chansonnier bilingue critiquant le système, de simples passants qui « protègent » la petite Déesse Vivante de leurs flûtes, tambours et cymbales, mais aussi, histoire de rappeler qu'on est bien « in situ », des aboiements de chiens, des palabres, des cris, des rires, des klaxons, des chants d'oiseaux et, parce qu'on est en 1969, on tombe aussi sur des musiciens qui, sous l'emprise de la ganja et du charas, jouent d'une manière extrêmement.. chavirée ! Le son est évidemment quelque peu daté, mais a été restauré au mieux. Les 21 plages qui composent le CD doivent s'écouter d'une traite, comme on regarderait un documentaire d'époque, si l'on veut ressentir à fond cette sensation de « voyage dans l'espace » doublé d'une « incursion dans le temps », comme l'écrit dans son article Sylvie JOUFFA, la femme de François JOUFFA, et dont les photos ornent aussi l'épais livret de ce double CD. Il faut moins écouter ces archives comme le choix raisonné et averti d'un répertoire traditionnel scrupuleusement sélectionné selon des bases ethnomusicologiques savantes et fouillées que comme l'illustration sonore d'une expédition qui est liée à un contexte socio-historique particulier (la fascination exercée par l'Orient sur les esprits occidentaux, les voyages « spirituels » effectués par les communautés hippies et plus prosaïquement l'attrait de la vente libre de drogues sur le territoire népalais...). Les témoignages recueillis par François JOUFFA auprès d'un diplomate du consul de France à Katmandou et d'un jeune étudiant strasbourgeois devant le Taj Mahal, en Inde, lesquels documents constituent la matière du second CD, vont dans ce sens et sont riches d'informations en tous genres et de réflexions vis-à-vis de ce contexte. Naturellement, le fait que ces enregistrements de terrain de François JOUFFA ressortent pratiquement en même temps que les coffrets CD et DVD célébrant le festival de Woodstock et la culture qui va avec n'est que pure coïncidence... Mais sur un plan plus musical, cet album a une double valeur au regard de l'évolution du marché des musiques du monde. Comme il est rappelé dans le livret, le 33 tours paru en 1970 chez Vogue a fortement inspiré Jimmy PAGE et Robert PLANT pour l'écriture du célèbre « classique » de LED ZEPPELIN Kashmir, et il n'est pas inutile de rappeler que ceux-ci ont contribué à populariser la world music auprès d'un public non spécialiste avec leur album No Quarter (Unledded) de 1994 qui contient des réarrangements de plusieurs pièces ledzeppelinesques à la sauce ethnique, avec le concours de musiciens égyptiens. Mais encore, Katmandou 1969 peut être perçu aujourd'hui comme le précurseur de ces productions discographiques réalisées par des « traqueurs de sons locaux » dont le label américain Sublime Frequencies, par exemple, s'est depuis fait ouvertement la spécialité. On pourra du reste écouter en parallèle Katmandou 1969 avec le CD Harmika Yab-Yum, Folk Sounds from Nepal, qui contient des archives de la radio népalaise et des enregistrements in situ réalisés vingt ans après ceux de JOUFFA, histoire d'entendre ce qui a changé, ou non, dans les rues du paysage musical traditionnel et populaire népalais."
par Stéphane FOUGERE - ETHNOTEMPOS