« «Le plus difficile est de comprendre qu’on ne joue pas Molière comme on joue Shakespeare, ni même deux pièces de Molière identiquement», affirme d’emblée Michel Bouquet dans ces enregistrements inédits – des entretiens réalisés souvent face à ses élèves du Conservatoire National. Un Michel Bouquet particulièrement revigorant, qui sans détour ouvre aux vraies questions. La vérité du jeu ? «Il faut comprendre comment, dans la structure de la pièce, le personnage vient s’inscrire, et quelle est la chose que l’auteur désire, du personnage». Avec quelle force dessine-t-il la visée du théâtre, auquel on ne comprend rien si l’on ne fait en effet que s’arrêter à tel personnage, telle réplique, telle situation. Car le dessein du théâtre appartient à la pièce, non au personnage, qui ne peut en assumer le destin. «Il ne faut pas se tromper là-dessus», insiste-t-il : «Le jeu, ce n’est pas être». Certes, reconnaît-il, on est avec le personnage en entrant dans la pièce, mais on ne peut y rester. «Il faut sortir du travail intérieur à un certain moment », pour que cette fameuse «vérité» du théâtre advienne : quand il se fait «vivant». Molière ? Plus l’intrigue est naïve, plus elle est mystérieuse. Car Molière ne montre pas son intelligence : il montre ses personnages. Le Malade imaginaire par exemple, qui selon lui a avant tout besoin d’action. Pas de raisonnement. Toinette ? Ça ne veut pas dire que Molière y croit : c’est bête, mais à un point sublime. Molière passe son temps à se moquer du meilleur de lui-même et ose, au-delà de tout ce que l’on pense. Comme dans L’école des femmes, au goût de Michel Bouquet : «Une des pièces les plus étonnantes de Molière. D’un courage invraisemblable, où toute la normalité est inversée. Où Molière joue sur l’anomalie, mais avec une souffrance incroyable.» Le génie de Molière, c’est que lorsqu’il a présenté un état, il n’y revient plus. Il sait très bien que dans la vie on change tout le temps. L’espoir, le désespoir, ça bouge tout le temps. Molière, Feydeau, Marivaux, Corneille, cet avocat qui écrit des plaidoiries, « l’œuvre d’un mystique qui fout la merde chez les autres ». Shakespeare, Richard II ? La tragédie de tout homme, immergée dans une pièce où le silence s’affirme en tant que valeur de jeu. Beckett enfin, avec son sublime Godot, «un texte qui contient toute notre vie et qui rend l’être humain responsable de l’état dans lequel il arrive à la mort». Godot ? Une prière qui est devenue ridicule aux yeux des hommes. L’horreur et le grandiose de la condition humaine, où tout se contamine, le sacré, le grotesque, où l’on est obligé d’aller au fond de la sincérité de soi-même, qui devient bouleversante de noblesse et de ridicule. Ce qui est drôle chez Beckett ? «Cette manière dont les gens se racontent des histoires pour exister, ou échapper à leur existence. C’est tellement dure, la vie… Le monde est une telle déconfiture désormais»… On l’aura compris : c’est une grande leçon de vie que nous offre là Michel Bouquet ! »
Par JOËL JEGOUZO
Par JOËL JEGOUZO