« S'agissant des violonistes de jazz français, le plus fréquemment cité, même par les profanes, celui dont le nom vient spontanément à l'esprit est Stéphane Grappelli. Non sans raison. Le temps, qui rectifie parfois les perspectives, a permis de mesurer tout ce que le fameux Quintette du Hot Club de France lui devait, à part égale avec Django Reinhardt à qui on eut longtemps tendance à en attribuer le succès. Il aura fallu la longue carrière ultérieure du violoniste pour que justice soit rendue à son talent et à son originalité. En creusant un peu auprès des amateurs, les noms de Didier Lockwwod, de Jean-Luc Ponty, voire de Pierre Blanchard viennent s'ajouter à celui de Grappelli. Bien plus rarement évoqué, Michel Warlop (1911-1947). Oubli injuste. Lui aussi joua et enregistra avec Django, lui aussi fit partie des pionniers qui acclimatèrent chez nous les sons et les rythmes venus d'Outre-Atlantique. Et son influence ne fut pas mince, même si, comme c'était le cas dans les années 30 et 40, la musique qu'il pratiquait se situe souvent au carrefour du jazz et de la variété "jazzy". Comme celle de Grégor et ses Grégoriens, orchestre de ses débuts (où il côtoya Grappelli et eut, dit-on, quelque influence sur un musicien de trois ans son aîné et qui prétendait alors préférer le piano au violon). Une vie météorique. Brillant instrumentiste couronné par les conservatoires de Lille et de Paris, il découvre le jazz vers 1930 à travers Louis Armstrong et Earl Hines. Délaissant dès lors la musique classique, il se tourne vers le jazz, écoute avec boulimie les disques venus d'Amérique, ceux du trompettiste blanc Bix Beiderbecke, du saxophoniste Frankie Trumbauer, mais aussi, bien sûr, du violoniste Joe Venuti qui connaît son heure de gloire en duo avec le guitariste Eddie Lang. Le voilà lancé. Technicien remarquable, il enregistre abondamment avec toutes les vedettes françaises de l'époque, les Alix Combelle, Noël Chiboust, Guy Paquinet, Alex Renard, André Ekyan, les guitaristes manouches Sarane et Matelo Ferret. Sans compter Django, le plus brillant de tous, avec lequel il grave quelques pièces remarquables, dont sa propre composition Taj Mahal, en 1937. Son style, immédiatement reconnaissable, se caractérise par un swing intense, vigoureux, aux antipodes de celui de Grappelli qui cultive l'élégance et la joliesse, non sans quelques affèteries dont Warlop se défie. Plus proche, en somme, de la manière des violonistes noirs tels Stuff Smith ou Ray Nance. Encore ces distinguos demeurent-ils approximatifs, battus en brèche par telle ou telle interprétation où la suavité est à l'honneur, telles Loubi ou Elyane enregistrées par son ensemble en 1943. Parallèlement, le violoniste accompagne des chanteurs de variétés, André Claveau, Jean Tranchant, Mireille. Il compose aussi, dirige un septuor à cordes et un grand orchestre qui préfigure ce que l'on nommera plus tard Third Stream, Troisième courant, cette fusion entre jazz et musique classique dont les tentatives plus ou moins abouties jalonnent l'histoire du jazz. Un bel exemple en est fourni par le Swing Concerto enregistré en 1942 avec l'Orchestre Symphonique de Jazz de Paris. Tout cela et les traverses d'une vie brève, marquée par la captivité en 1940, la maladie et, sur la fin, la dépendance à l'alcool et aux drogues, est magistralement conté par Daniel Nevers à qui l'on doit aussi la sélection composant cette "Quintessence". Comment ne pas chanter, en même temps que celui de Michel Warlop qu'il urge de (re)découvrir, le los de cet érudit à qui nul détail n'échappe, qui sait pourtant conserver tout du long légèreté et humour ? Le copieux livret dont il est l'auteur est en tous points digne d'une collection dont les réussites ne se comptent plus et qui constitue, pour quiconque s'intéresse à la musique la plus originale de notre temps, une référence incontestable. »
Par Jacques ABOUCAYA – LE SALON LITTERAIRE
Par Jacques ABOUCAYA – LE SALON LITTERAIRE