Les violons atonaux de « I Am The Walrus » ? Ravel ! Les paysages planants dessinés par Pink Floyd ? Xenakis ! L’AVANT-GARDE, Une innovation musicale est-elle encore envisageable ? Il faudrait pour cela aller plus loin que le dodécaphonisme, sérialisme, bruitisme ou free jazz…
« Une démoralisation dernière achevait de faire de cette armée un troupeau sans foi, sans discipline, qu’on menait à la boucherie… Là-bas, vers Vouziers, une fusillade venait d’éclater, entre l’arrière-garde du 7ème corps et l’avant-garde des troupes allemandes. »
EMILE ZOLA
Les avant-gardes sont condamnées, par définition. Comme dans la scie de Guy Béart : « Le premier qui dit la vérité… Il doit être exécuté. » Avant-garde, on l’aura compris, est étymologiquement un terme militaire. Etre à l’avant-garde, s’est s’exposer et en prendre plein la tronche. Ce n’est que depuis le 19ème siècle qu’on utilise le concept au figuré, l’opposant à l’académisme. Intéressant de s’en souvenir aujourd’hui qu’il n’y a plus d’avant-gardistes. Plus d’avant-garde. Et même plus de courants. C’est l’art officiel ou rien. Benoît Duteurtre, en son fort conseillé « Requiem Pour Une Avant-Garde » explique à foison comment l’avant-garde, en musique comme ailleurs, s’est institutionnalisée et n’existe plus. Notre époque honnie fait dans le convenu et le mainstream. Avant-garde que les œuvres exposées à la FIAC par exemple ? Non, puisque cette FIAC est le salon par excellence, justement, du nouvel académisme. Et que rien ne s’oppose à sa mainmise. Avant-garde en musique ? Qui ose encore employer le terme depuis les 90 sans faire rire ? et où ? Une remarquable compilation chez Frémeaux & Associés, « L’Avant-Garde 1888-1970 », sortie tout récemment, offre un excellent prétexte à se pencher sur le sujet. Compilée par Bruno Blum, elle survole le sujet en trois CD. Certains choix (du ragtime ?) peuvent sembler bien contestables et quelques oublis regrettables (Mingus, Carl Orff, Kurt Weill, Berio). Mais c’est l’occasion d’y entendre Satie à côté de Sun Ra, Pierre Boulez après Xenakis, Miles et Coltrane. Cela devait être dit. Il y eut une période bénie où l’on pouvait être le roi du hit-parade en s’inspirant des travaux de Stockhausen, Berio ou Pierre Schaeffer. Etre dans les dix meilleures ventes d’albums en citant Varese ou Luigi Nono, en adaptant leurs idées les plus extrêmes à un format « rock ». Une période où tous les pionniers de la chose se retrouvaient dans le fort pop collection « Prospective 21°Siècle » (pochettes à la Vasarely, en glitter argent !). On trouvait partout ces disques Philips. C’était, littéralement, Berio et Stockhausen dans les Monoprix. Une période où on pouvait être une pop star, comme Frank Zappa et frayer avec Pierre Boulez. Vendre des millions de « Ummagumma », double album qui imposa définitivement Pink Floyd, en proposant des paysages électroniques à la Ligeti. En rock, le concept de rock d’avant-garde s’est confondu un temps avec celui de rock progressif. Et, effectivement, bandes à l’envers chez les Beatles, atonalisme chez Soft Machine, Faust, ou Can, emprunts à Varese revendiqués chez Zappa, John Cage via son presque homonyme John Cale, obsession pour Erik Satie chez Fripp et Eno. On peut même dire que ce dernier lui a tout piqué et notamment ses pensées conceptuelles. (…) Mais ce n’est qu’au 19ème qu’on fit sciemment la rupture entre les novateurs et les autres. Monteverdi ou Beethoven étaient révolutionnaires mais sans le savoir, Debussy, Satie ou Alban Berg cherchaient à l’être. Comme Monet ou Gauguin. L’avant-garde est une idée romantique. En fait, depuis le chant grégorien, la musique n’a cessé de se complexifier, de s’écarter des chemins de la tonalité, de la consonance prévisible. Et cela dans tous les sens… Jusqu’à l’abstraction. Qui arrive vers 1920 avec Schonberg et le dodécaphonisme. Jusque-là, Satie, Debussy, Ravel, Stravinsky avaient poussé à l’extrême les démarches de Wagner, et d’avant lui Lizt et Beethoven – en ses derniers quatuors. Tordre la mélodie, l’harmonie, chercher en des musiques étrangères, ethniques, lointaines, l’imprévisible, l’inouï… Jusqu’à l’incompréhension, jusqu’au… bruit. Atteint par un Varese. Qui mélange klaxons, fracas de chantiers, machines industrielles en folie pour une partition urbaine sans rythme reconnaissable, sans mélodie. Et tout cela dès 1920. Varese … C’est la musique jouée par Claude Rich, Antoine dans « Les Tontons Flingueurs », avec ses instruments de cuisine, et qui hallucine encore en 1963 le rugueux gangster Lino Ventura. Parallèlement, les peintres se débarrassaient du figuratif et les écrivains voguaient vers le surréalisme, via les symbolistes. Tout cela va ensemble, tout cela est l’avant-garde de la fin de siècle. Tout cela fait scandale. Gauguin, Van Gogh, Satie sont des artistes incompris, voire maudits. Stravinsky avec son « Sacre Du Printemps » (qui obséda tant Magma, Mingus, les free-jazzmen) fait scandale, comme Baudelaire en son temps. Comme Debussy. Les klaxons de Varese, La Fontaine de Duchamp, les peintures de Kandinsky, les écrits pré-lettristes de Marinetti. Dès 1920, la messe est dite. On est arrivé à l’abstrait. L’art ne semble pouvoir aller plus loin. Oui, on est à l’abstrait, à la perte du sens, au concept… Varese sera suivi par les gens de la musique concrète, bruitiste, spectrale. Les progrès de l’électronique ouvrant bien des portes. Les dodécaphonistes seront suivis par Olivier Messiaen. Et d’autres… Qui renoncent vite. C’était une impasse. Et comme le disait William Burroughs : « Cela ne marche qu’en trichant. » Aussi, à partir de 1920, hormis « le bruit », il n’y a plus de futur, apparemment. Il n’y aura plus que des « néo », des revivalistes. Même Stravinsky s’assagit et revisite le passé. Les néoclassiques. Dès 1920, on parle de « musique classique » pour sous-entendre qu’elle est finie, figée dans le temps. Comme pour le rock aujourd’hui, ou le jazz hier, on sait qu’il y a un point final. Debussy ? Webern ? Stravinsky ? On n’ira pas plus loin qu’eux. Dans le rythme, l’harmonie, la mélodie, la construction. Ils ont repoussé toutes les limites. Mais c’était compter sans le jazz. Avant-garde ? On ne peut en dire des créateurs, les authentiques (Original Dixieland Jazz Band, Jelly Roll Morton, Louis Armstrong) comme ceux qui le popularisèrent, les Paul Whiteman, Al Jolson, les chanteuses dites « de blues », si à la mode avant la Grande Dépression. Le jazz est une musique populaire, née dans la rue, autodidacte. Mais une chose est sûre : dès le milieu du 19ème siècle, en un moment où la musique classique se cherche de nouveaux horizons et puise dans l’ethnique, ce jazz et ce blues venus d’Amérique sont une bénédiction. Ils influencent tout le monde. Debussy comme Ravel, Stravinsky… en retour, les premiers stylistes du jazz, des pianistes en général, éduqués et venant de la petite bourgeoisie, empruntent à la musique classique contemporaine la plus sophistiquée son usage des notes tordues et ambiguës… Cette « blue note » dont on fera bientôt bientôt si grand cas, ces tierces et quintes diminuées… On les trouve chez Wagner, l’indécision entre majeur et mineur… Les bluesmen premiers la forgent autant en entendant l’électrophone de leurs maîtres que par le souvenir des gammes pentatoniques africaines. Gammes pentatoniques ? On les trouve en fait dans les folklores. Comme chez Debussy ou Bartok qui s’inspirent de ces derniers. C’est le point commun entre AC/DC et le gamelan balinais, entre « Le Pénitencier » et « Pelléas Et Melisande ». Mais jazz et blues changent la donne. L’avant-garde désormais sera dans leur camp. On s’y intéresse plus qu’à tous ces élèves d’Olivier Messiaen (Pierre Boulez, le plus notoire !) qui courent après le sérialisme… Une situation paradoxale, pourtant. Révolutionnaire vraiment ? Coltrane et Charlie Parker imposent certes une harmonie tordue, extrême, limite, après Duke Ellington et Earl Hines (…) Mais tout est dans « l’attitude ». Entre un Pierre Boulez qui s’apprête à fonder le fort académique IRCAM et un Charlie Mingus, la cause est entendue. Les gens du jazz et bientôt du rock s’inspirent certes des travaux de l’avant-garde défunte, mais la balle est dans leur camp. Pierre Boulez a beau vouloir systématiser la musique sérielle, son « Marteau Sans Maître » fait bâiller et ne choque personne. Quand Eric Dolphy ou Parker, en rêvant d’une troisième voie (le third stream !) qui ferait hurler son blues et son gospel sur des rythmes aussi brisés que ceux de Stravinsky emmènent à leur suite toute une culture nouvelle. Celle qui va compter. Bientôt, les créateurs les plus austères vont le comprendre. Boulez avec Zappa, Pierre Henry avec Spooky tooth. Ils l’avouent implicitement, la balle n’est plus dans leur camp. Et jusqu’aux seventies, le rock pille toutes les avant-gardes, de John Cage à Luigi Nono. Ou leur donne sens… Et fait de celles-ci un objet de désir. Le siècle présent, lui, s’enfonce dans un long tunnel moyenâgeux. Et régresse en rêvant de l’impossible Renaissance. Mais pour que celle-ci arrive, il lui faudrait tout oublier pour tout recommencer. Il n’est pas un domaine de la culture encore en friche. Alors, être d’avant-garde aujourd’hui ? Et si c’était pleurer sur les beautés du monde perdu ? Comme ce peintre, Hervé Scott Flament qui rêve de pigments préraphaélites ? Après tout, Debussy ou Fauré ont révolutionné la musique de leur temps en rêvant de Rameau et Couperin, d’un hier fantasmé. « Etre d’avant-garde, c’est savoir ce qui est mort ; être d’arrière-garde c’est l’aimer encore » disait Roland Barthes. On lui laissera le mot de la fin.
Par Patrick EUDELINE – ROCK & FOLK
« Une démoralisation dernière achevait de faire de cette armée un troupeau sans foi, sans discipline, qu’on menait à la boucherie… Là-bas, vers Vouziers, une fusillade venait d’éclater, entre l’arrière-garde du 7ème corps et l’avant-garde des troupes allemandes. »
EMILE ZOLA
Les avant-gardes sont condamnées, par définition. Comme dans la scie de Guy Béart : « Le premier qui dit la vérité… Il doit être exécuté. » Avant-garde, on l’aura compris, est étymologiquement un terme militaire. Etre à l’avant-garde, s’est s’exposer et en prendre plein la tronche. Ce n’est que depuis le 19ème siècle qu’on utilise le concept au figuré, l’opposant à l’académisme. Intéressant de s’en souvenir aujourd’hui qu’il n’y a plus d’avant-gardistes. Plus d’avant-garde. Et même plus de courants. C’est l’art officiel ou rien. Benoît Duteurtre, en son fort conseillé « Requiem Pour Une Avant-Garde » explique à foison comment l’avant-garde, en musique comme ailleurs, s’est institutionnalisée et n’existe plus. Notre époque honnie fait dans le convenu et le mainstream. Avant-garde que les œuvres exposées à la FIAC par exemple ? Non, puisque cette FIAC est le salon par excellence, justement, du nouvel académisme. Et que rien ne s’oppose à sa mainmise. Avant-garde en musique ? Qui ose encore employer le terme depuis les 90 sans faire rire ? et où ? Une remarquable compilation chez Frémeaux & Associés, « L’Avant-Garde 1888-1970 », sortie tout récemment, offre un excellent prétexte à se pencher sur le sujet. Compilée par Bruno Blum, elle survole le sujet en trois CD. Certains choix (du ragtime ?) peuvent sembler bien contestables et quelques oublis regrettables (Mingus, Carl Orff, Kurt Weill, Berio). Mais c’est l’occasion d’y entendre Satie à côté de Sun Ra, Pierre Boulez après Xenakis, Miles et Coltrane. Cela devait être dit. Il y eut une période bénie où l’on pouvait être le roi du hit-parade en s’inspirant des travaux de Stockhausen, Berio ou Pierre Schaeffer. Etre dans les dix meilleures ventes d’albums en citant Varese ou Luigi Nono, en adaptant leurs idées les plus extrêmes à un format « rock ». Une période où tous les pionniers de la chose se retrouvaient dans le fort pop collection « Prospective 21°Siècle » (pochettes à la Vasarely, en glitter argent !). On trouvait partout ces disques Philips. C’était, littéralement, Berio et Stockhausen dans les Monoprix. Une période où on pouvait être une pop star, comme Frank Zappa et frayer avec Pierre Boulez. Vendre des millions de « Ummagumma », double album qui imposa définitivement Pink Floyd, en proposant des paysages électroniques à la Ligeti. En rock, le concept de rock d’avant-garde s’est confondu un temps avec celui de rock progressif. Et, effectivement, bandes à l’envers chez les Beatles, atonalisme chez Soft Machine, Faust, ou Can, emprunts à Varese revendiqués chez Zappa, John Cage via son presque homonyme John Cale, obsession pour Erik Satie chez Fripp et Eno. On peut même dire que ce dernier lui a tout piqué et notamment ses pensées conceptuelles. (…) Mais ce n’est qu’au 19ème qu’on fit sciemment la rupture entre les novateurs et les autres. Monteverdi ou Beethoven étaient révolutionnaires mais sans le savoir, Debussy, Satie ou Alban Berg cherchaient à l’être. Comme Monet ou Gauguin. L’avant-garde est une idée romantique. En fait, depuis le chant grégorien, la musique n’a cessé de se complexifier, de s’écarter des chemins de la tonalité, de la consonance prévisible. Et cela dans tous les sens… Jusqu’à l’abstraction. Qui arrive vers 1920 avec Schonberg et le dodécaphonisme. Jusque-là, Satie, Debussy, Ravel, Stravinsky avaient poussé à l’extrême les démarches de Wagner, et d’avant lui Lizt et Beethoven – en ses derniers quatuors. Tordre la mélodie, l’harmonie, chercher en des musiques étrangères, ethniques, lointaines, l’imprévisible, l’inouï… Jusqu’à l’incompréhension, jusqu’au… bruit. Atteint par un Varese. Qui mélange klaxons, fracas de chantiers, machines industrielles en folie pour une partition urbaine sans rythme reconnaissable, sans mélodie. Et tout cela dès 1920. Varese … C’est la musique jouée par Claude Rich, Antoine dans « Les Tontons Flingueurs », avec ses instruments de cuisine, et qui hallucine encore en 1963 le rugueux gangster Lino Ventura. Parallèlement, les peintres se débarrassaient du figuratif et les écrivains voguaient vers le surréalisme, via les symbolistes. Tout cela va ensemble, tout cela est l’avant-garde de la fin de siècle. Tout cela fait scandale. Gauguin, Van Gogh, Satie sont des artistes incompris, voire maudits. Stravinsky avec son « Sacre Du Printemps » (qui obséda tant Magma, Mingus, les free-jazzmen) fait scandale, comme Baudelaire en son temps. Comme Debussy. Les klaxons de Varese, La Fontaine de Duchamp, les peintures de Kandinsky, les écrits pré-lettristes de Marinetti. Dès 1920, la messe est dite. On est arrivé à l’abstrait. L’art ne semble pouvoir aller plus loin. Oui, on est à l’abstrait, à la perte du sens, au concept… Varese sera suivi par les gens de la musique concrète, bruitiste, spectrale. Les progrès de l’électronique ouvrant bien des portes. Les dodécaphonistes seront suivis par Olivier Messiaen. Et d’autres… Qui renoncent vite. C’était une impasse. Et comme le disait William Burroughs : « Cela ne marche qu’en trichant. » Aussi, à partir de 1920, hormis « le bruit », il n’y a plus de futur, apparemment. Il n’y aura plus que des « néo », des revivalistes. Même Stravinsky s’assagit et revisite le passé. Les néoclassiques. Dès 1920, on parle de « musique classique » pour sous-entendre qu’elle est finie, figée dans le temps. Comme pour le rock aujourd’hui, ou le jazz hier, on sait qu’il y a un point final. Debussy ? Webern ? Stravinsky ? On n’ira pas plus loin qu’eux. Dans le rythme, l’harmonie, la mélodie, la construction. Ils ont repoussé toutes les limites. Mais c’était compter sans le jazz. Avant-garde ? On ne peut en dire des créateurs, les authentiques (Original Dixieland Jazz Band, Jelly Roll Morton, Louis Armstrong) comme ceux qui le popularisèrent, les Paul Whiteman, Al Jolson, les chanteuses dites « de blues », si à la mode avant la Grande Dépression. Le jazz est une musique populaire, née dans la rue, autodidacte. Mais une chose est sûre : dès le milieu du 19ème siècle, en un moment où la musique classique se cherche de nouveaux horizons et puise dans l’ethnique, ce jazz et ce blues venus d’Amérique sont une bénédiction. Ils influencent tout le monde. Debussy comme Ravel, Stravinsky… en retour, les premiers stylistes du jazz, des pianistes en général, éduqués et venant de la petite bourgeoisie, empruntent à la musique classique contemporaine la plus sophistiquée son usage des notes tordues et ambiguës… Cette « blue note » dont on fera bientôt bientôt si grand cas, ces tierces et quintes diminuées… On les trouve chez Wagner, l’indécision entre majeur et mineur… Les bluesmen premiers la forgent autant en entendant l’électrophone de leurs maîtres que par le souvenir des gammes pentatoniques africaines. Gammes pentatoniques ? On les trouve en fait dans les folklores. Comme chez Debussy ou Bartok qui s’inspirent de ces derniers. C’est le point commun entre AC/DC et le gamelan balinais, entre « Le Pénitencier » et « Pelléas Et Melisande ». Mais jazz et blues changent la donne. L’avant-garde désormais sera dans leur camp. On s’y intéresse plus qu’à tous ces élèves d’Olivier Messiaen (Pierre Boulez, le plus notoire !) qui courent après le sérialisme… Une situation paradoxale, pourtant. Révolutionnaire vraiment ? Coltrane et Charlie Parker imposent certes une harmonie tordue, extrême, limite, après Duke Ellington et Earl Hines (…) Mais tout est dans « l’attitude ». Entre un Pierre Boulez qui s’apprête à fonder le fort académique IRCAM et un Charlie Mingus, la cause est entendue. Les gens du jazz et bientôt du rock s’inspirent certes des travaux de l’avant-garde défunte, mais la balle est dans leur camp. Pierre Boulez a beau vouloir systématiser la musique sérielle, son « Marteau Sans Maître » fait bâiller et ne choque personne. Quand Eric Dolphy ou Parker, en rêvant d’une troisième voie (le third stream !) qui ferait hurler son blues et son gospel sur des rythmes aussi brisés que ceux de Stravinsky emmènent à leur suite toute une culture nouvelle. Celle qui va compter. Bientôt, les créateurs les plus austères vont le comprendre. Boulez avec Zappa, Pierre Henry avec Spooky tooth. Ils l’avouent implicitement, la balle n’est plus dans leur camp. Et jusqu’aux seventies, le rock pille toutes les avant-gardes, de John Cage à Luigi Nono. Ou leur donne sens… Et fait de celles-ci un objet de désir. Le siècle présent, lui, s’enfonce dans un long tunnel moyenâgeux. Et régresse en rêvant de l’impossible Renaissance. Mais pour que celle-ci arrive, il lui faudrait tout oublier pour tout recommencer. Il n’est pas un domaine de la culture encore en friche. Alors, être d’avant-garde aujourd’hui ? Et si c’était pleurer sur les beautés du monde perdu ? Comme ce peintre, Hervé Scott Flament qui rêve de pigments préraphaélites ? Après tout, Debussy ou Fauré ont révolutionné la musique de leur temps en rêvant de Rameau et Couperin, d’un hier fantasmé. « Etre d’avant-garde, c’est savoir ce qui est mort ; être d’arrière-garde c’est l’aimer encore » disait Roland Barthes. On lui laissera le mot de la fin.
Par Patrick EUDELINE – ROCK & FOLK